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Page:Mercure de France - 1898 - Tome 28.djvu/610

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sait indistinctement au delà des rhododendrons, à travers l’averse brumeuse. Mais le reste du monde était invisible.

« Il serait malaisé de décrire mes sensations. Comme la grêle s’éclaircissait, j’aperçus plus distinctement la figure blanche. Elle devait être fort grande, car un bouleau ne lui allait qu’à l’épaule. Elle était de marbre blanc, et rappelait par sa forme quelque sphinx ailé, mais les ailes, au lieu d’être repliées verticalement, étaient étendues de sorte qu’elle semblait planer. Le piédestal, me sembla-t-il, était de bronze et couvert d’une épaisse couche de vert de gris. Il se trouva que la face était de mon côté, les yeux sans regard paraissaient m’épier ; il y avait sur les lèvres l’ombre affaiblie d’un sourire. L’ensemble était grandement usé par le temps et donnait l’idée désagréable d’être rongé par la maladie. Je restai là à l’examiner pendant un certain temps — une demi-minute peut-être ou une demi-heure. Elle semblait reculer ou avancer suivant que la grêle tombait entre elle et moi plus ou moins dense. À la fin, je détournai mes yeux et je vis que les nuages s’éclaircissaient et que le ciel s’éclairait de la promesse du soleil.

« Je reportai mes yeux vers la forme blanche accroupie, et toute la témérité de mon voyage m’apparut subitement. Qu’allait-il survenir lorsque le rideau brumeux, qui m’avait dissimulé presque là, serait entièrement dissipé ? Que n’avait-il pas pu arriver aux hommes ? Que faire si la cruauté était devenue une passion commune ? Que faire si, dans cet intervalle, la race avait perdu son humanité et s’était développée dans un sens inhumain, haineux et suprêmement puissant ? Je pourrais sembler, quelque animal sauvage du vieux monde, d’autant plus horrible et dégoûtant à cause de notre commune ressemblance — un être mauvais qu’il fallait immédiatement massacrer.