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mercvre de france—xii-1899

dessus l’arche, et un ouvrier portant un panier s’avança. Auprès de lui courait un petit garçon. En passant près de moi il me souhaita le bonsoir. J’eus l’intention de lui causer, sans le faire. Je répondis à son salut par un vague marmottement et traversai le pont.

Sur le viaduc de Maybury, un train, tumulte mouvant de fumée blanche aux reflets de flammes, continuait son vaste élan vers le sud, longue chenille de fenêtres brillantes : fracas, tapage, tintamarre, et il était déjà loin. Un groupe indistinct de gens causait près d’une barrière de la jolie avenue de chalets qu’on appelait Oriental Terrace. Tout cela était si réel et si familier ! Et ce que je laissais derrière moi était si affolant, si fantastique ! De telles choses, me disais-je, ne pouvaient exister.

Peut-être suis-je un homme d’humeur exceptionnelle. Je ne sais jusqu’à quel point mes expériences sont celles du commun des mortels. Parfois, je souffre d’une fort étrange sensation de détachement de moi-même et du monde qui m’entoure. Il me semble observer tout cela de l’extérieur, de quelque endroit inconcevablement éloigné, hors du temps, hors de l’espace, hors de la vie et de la tragédie de toutes choses. Ce sentiment me possédait fortement cette nuit-là. C’était un autre aspect de mon rêve.

Mais mon inquiétude provenait de la déconcertante absurdité de cette sécurité, et de la mort rapide qui voltigeait là-bas, à peine à trois kilomètres. Il me vint des bruits de travaux à l’usine à gaz, et les lampes électriques étaient toutes allumées. Je m’arrêtai devant le groupe de gens.

— Quelles nouvelles de la lande ? demandai-je.

Il y avait contre la barrière deux hommes et une femme.