Aller au contenu

Page:Mercure de France - 1914-07-16, tome 110, n° 410.djvu/29

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sur la dernière épreuve, on n’en peut douter. C’est pourquoi, dire qu’il est heureux pour sa gloire que Flaubert soit mort avant d’avoir achevé Bouvard et Pécuchet me semble la pire injustice. C’est présumer gratuitement qu’il eût été incapable d’apporter aux défauts que nous y découvrons les corrections nécessaires. Or, ces défauts ne sont pas irrémédiables. Loin de là. A supposer qu’ils tiennent à cette sorte de déviation que je disais, il suffisait de supprimer ou de refondre les quelques passages grâce à quoi le doute naît dans l’esprit du lecteur, pour que le roman fût remis d’aplomb dans une direction ou dans l’autre. Et l’on sait que Flaubert n’hésitait pas à opérer les plus douloureux sacrifices d’auteur ! Les corrections de Madame Bovary en sont une preuve. On sait du reste, aussi que nulle considération n’eût, en tous cas, pu le déterminer à livrer au public son roman avant qu’il ne l’eût jugé parfaitement au point. A l’instant de sa mort la date de l’achèvement lui paraissait encore si incertaine qu’il écrivait à Mme Adam, pressée de le publier dans sa Revue et soucieuse aussi de procurer à son ami quelque argent : « Pas d’imprudence ! Mes deux bonshommes ne sont pas près d’être finis ! Le premier volume sera terminé cet été. Mais quand ? et le second me demandera bien encore six mois, si toutefois je ne suis pas moi-même fini avant l’œuvre. Donc, je vous en prie, n’annoncez rien, ne faites rien…[1]. »

Peut-être aussi ces défauts nous sont-ils sensibles seulement parce que nous ignorons la conclusion véritable du livre, cette « éclatante justification », comme dit Maupassant, que Flaubert eût tirée de la copie de ses deux héros. Elle eût précisé le sens de l’œuvre, et rendu, sans aucun doute, impossible l’équivoque sur les sentiments et sur l’esprit véritable de Bouvard et Pécuchet. Toutefois, la lecture attentive des longs fragments achevés permet de répondre à la question posée au début de cet article. Si l’auteur a peint ses héros comme des grotesques, il n’a pas, pour cela, voulu en faire des imbéciles. Et si l’on a pu se méprendre sur ses intentions, c’est qu’on a mal lu, car Flaubert a pris soin, dans les passages que j’ai cités,

  1. Correspondance, IV, p. 387 (Edition Conard). — Cf. aussi, p. 412, une lettre adressée par Flaubert à G. Charpentier le 15 février 1880, où l’on trouve cette phrase : « Quand sera-t-il terminé ? [le premier volume]. Peut-être au milieu de l’été seulement. Et j’en aurai ensuite pour six mois avant d’avoir expedié le second… »