Page:Mercure de France - 1er juillet 1914, tome 110, n° 409.djvu/131

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j’ai attachée avec une corde. A ce moment, il a crié. Je lui ai pris la tête sous le bras. Il a voulu donner des coups de pied, je n’ai eu qu’a les lui serrer. J’ai bien senti que ça craquait, mais il me fallait faire vite, et puis ça ne m’a pas empêché de courir. Le tout a été joliment construit, vous savez, et bien arrangé ; et on a visé juste au pont, on a poussé jusqu’au milieu, l’eau était belle sous la lune, ça a fait : clouc ! il y avait la pierre, j’ai vu encore un petit peu descendre par l’effet de la transparence (comme une bulle de haut en bas) le sac et le petit dedans, mais aussi remontaient à moi les trente francs qu’il me coûtait par mois, outre l’ennui de cette femme, qui était sa mère… Dites, ai-je raison ? était-ce construit ? II vidait son verre d’un trait, tout le monde en faisait autant : c’est qu’on connaît la vraie ivresse.

Tout a une couleur étonnante à présent. Je vois bleu, je vois vert, je vois orange, je vois rouge ; il pend autour de moi des morceaux de soleil comme autant de fruits mûrs. Une table croula, entraînant avec elle les verres et les bouteilles dont elle était chargée ; le fracas en fut étouffé par les rires qui s’élevaient. A peine si on la vit tomber, tant il y avait de désordre.

Cependant, devant la maison, où l’ombre du tilleul faisait un rond mouillé, des hommes dormaient étendus, d’avoir trop bu ou trop mangé et les autres plaisirs également fatiguent : quelques-uns couchés sur le flanc, la tête sur leur bras, quelques-uns le derrière en l’air, et certains aussi sur le dos, leur chapeau tiré sur leurs yeux. Il y avait la grosse Félicie. Elle était toute débraillée. Et ainsi venait cette place jolie à voir et claire encore, mais quelques pas plus loin venait l’église et tout changeait. C’est qu’ici est le lieu des divertissements, et là-bas ce sépulcre ouvert. Déjà l’église faisait peur à voir, avec sa grande porte aux gonds arrachés, ses lézardes, et son haut clocher qui penchait, mais le village était plus effrayant encore, montrant partout ses toits crevés, le ravinement de ses rues, et, jetées au hasard, comme on jette l’ordure, d’informes choses qui gisaient.

Une troupe parut, qui venait par la rue en pente ; ils crièrent : « On en amène encore trois… » Et on vit qu’en effet ils en amenaient encore trois, deux hommes et une femme, qui ne pouvaient plus marcher, c’est pourquoi on les portait.