Page:Mercure de France - 1er juillet 1914, tome 110, n° 409.djvu/132

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Et ils furent amenés, eux aussi, à l’auberge, et celui qui y régnait en maître, et il avait comme un peuple d’esclaves autour de lui, ainsi les rois dans l’ancien temps, les reçut, leur fit faire, comme aux autres, le signe à rebours. Et, comme il ne se cachait plus, voici maintenant qu’il disait : « Savez-vous qui je suis ? » Il riait. « Il n’y a plus ni bien, ni mal. »

Il riait, il dit : « Il vous faut renoncer au ciel pour la terre », mais ils avaient tous, ceux qui étaient là, renoncé au ciel, et, lui, il riait.

« Il n’y a plus, ni bien, ni mal », recommençait-il, et tous rirent comme lui, parce que l’esclave imite le maître, sauf Lhôte, qui était assis à l’écart, et Lhôte depuis longtemps ne parlait plus. Il semblait étranger aux choses. Il était pâle. Ses yeux étaient devenus plus grands, sa barbe plus longue et plus noire.

Tout à coup, l’Homme l’appela :

— Et toi, Lhôte, qu’en penses-tu ?

Lhôte avait relevé la tête.

— Et qui penses-tu que je suis ?

Alors Lhôte gravement répondit :

— Je pense que tu es le Christ quand même, et tu te manifestes comme il te semble bon.

— Mon pauvre Lhôte, tu te trompes. Regarde. J’irrite le ciel quand je veux.

Il s’approcha de la fenêtre, il n’eût qu’à lever la main, et aussitôt, voilà, le gros nuage noir revint et Ceux à l’épée de feu, mais qui ne descendirent pas, cette fois, et ils planaient en rond au-dessus du village. Un coup de tonnerre se fit entendre ; une voix cria : « Malédiction ! »

— Tu vois, Lhôte, dit l’Homme.

Mais Lhôte secoua la tête :

— Je dis que tu es le Christ quand même, parce que les

morts t’obéissent… Et tu as voulu m’éprouver…

C. F. RAMUZ.
(A suivre.)