Page:Mercure de France - 1er septembre 1920, tome 142, n° 533.djvu/32

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hier, ce qui existe ce n’est pas le droit, mais la force. Possédera celui qui aura pris, et l’on prenait sans la moindre gêne. Le pillage était suivi d’assassinats et de supplices. Peu de gens songeaient au travail. À quoi bon se livrer à un travail pénible, quand il est si facile de s’enrichir sans peine ? Dans l’atmosphère de férocité réciproque et de guerre civile s’éteignaient les dernières étincelles de la foi en la possibilité de réaliser « la vérité sur la terre », cette vérité fût-elle imaginaire. Dans les petites villes et dans les campagnes, le pouvoir tombait entre les mains de criminels et de misérables, qui masquaient leurs appétits de loups sous des phrases et qui appelaient le peuple à la destruction des bourgeois.

À Pétrograd et à Moscou, où, à côté de bandits et de filous, il y avait cependant des gens qui croyaient sincèrement à la toute-puissance du verbe, on se livrait à d’interminables palabres sur le paradis futur. Ce paradis reculait évidemment de plus en plus dans les nimbes de l’avenir. Ce qu’il y a à présent, c’est la faim, c’est le froid, ce sont les épidémies, c’est enfin la haine réciproque toujours croissante. Et déjà plus de classe possédante ou non possédante. L’ouvrier affamé hait également et le bourgeois et son propre camarade, qui a su ou qui a eu la chance de se procurer un morceau de pain de plus ou un peu de bois pour sa famille qui a faim et froid.

Mais là où la haine s’est manifestée avec une intensité toute particulière, c’est entre la ville et la campagne. La campagne s’est retranchée ; elle a refusé mordicus de donner quoi que ce soit à la ville affamée. Le gouvernement des ouvriers et des paysans a fait des efforts désespérés pour découvrir n’importe quel modus vivendi pour les ouvriers et les paysans. Pour arracher le pain au paysan on était obligé d’envoyer dans les campagnes des expéditions militaires de représailles qui revenaient souvent non seulement les mains vides, mais ayant perdu la moitié, sinon les trois quarts de leurs effectifs. Quiconque a suivi,