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Page:Meredith - Les Comédiens tragiques, 1926.djvu/56

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LES COMÉDIENS TRAGIQUES

prodigieux pour paraître admissible en notre temps de civilisation moderne. Force était pourtant de se rendre à l’évidence : la soudaine révélation du dieu impétueux à deux êtres confondus en un seul par son apparition, s’affirmait à tous ceux qui savaient comprendre les choses humaines : le coup de foudre était sensible. « Est-ce aimer, que n’aimer pas au premier regard ? » Que si la nature, leurs caractères respectifs et l’art d’une soubrette à tordre les cheveux d’or de sa maîtresse les avaient préparés pour la torche de l’amour, au moins étaient-ils manifestement enflammés et brillaient-ils d’un plein éclat. Le Temps même, le vieux gentleman tatillon dont nous connaissons l’humeur autoritaire et les rappels quinteux à l’heure du lit et du sommeil, se laissait attendrir par la magie de leur état et s’abstenait de les avertir qu’il faisait succéder le jour à la nuit. Il lui fallait partir et obéir à l’éternelle contrainte, mais jusqu’à la dernière minute il les oubliait sur la rive enchantée, où l’éternité avait, pour un moment, tracé autour d’eux un cercle magique, et leur laissait un instant l’illusion d’avoir tranquillement écarté le vieux voiturier de la route poussiéreuse. Ils ne lui surent naturellement aucun gré de cette mansuétude quand les devoirs de sa charge le contraignirent à les rappeler à l’ordre, mais il ne les menaça point, par représailles, de venir un jour leur reprendre le lambeau divin qu’ils avaient arraché à ses flancs et entendaient garder entre eux, dans toute sa fraîcheur et « à jamais ».

L’heure approchait d’une aube de mars, quand Alvan aida Clotilde à s’encapuchonner et à mettre son manteau. Ils descendirent ensemble l’escalier,