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Page:Meredith - Les Comédiens tragiques, 1926.djvu/57

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LES COMÉDIENS TRAGIQUES

et virent, à la porte, un vaste clair de lune dessiner en traits noirs et nets sur la pierre et le gazon le réseau des rameaux dénudés.

— Nuit annonciatrice du printemps, fit Alvan. Venez.

Il la souleva pour lui faire franchir les degrés du perron, comme un homme assuré de son privilège. Pas plus que ses amis, Clotilde ne contesta ce droit, tant Alvan semblait paré de splendeur royale par le coup de foudre qui les avait frappés ensemble. De telles hardiesses et bien d’autres encore, que notre île ne connaît pas, s’observent sur le continent, où le tragique de l’amour garde sa tradition vivante. Peut-être une atmosphère marine émousse-t-elle la foudre ; peut-être les cuirasses des insulaires sont-elles renforcées pour résister à ses coups ; peut-être la chaleur tropicale qui l’engendre et la déchaîne fait-elle défaut ; peut-être les brumes empêchent-elles d’en distinguer les effets ; peut-être n’y a-t-il pas de géants chez nous. Mais même là, aux yeux de gens nourris de sensibilité et accoutumés à s’incliner devant l’affirmation de l’amour, la conduite d’Alvan semblait dépasser toutes les bornes. Il fallait, pour l’imposer sans esclandre, un dieu comme lui, couronné par un autre dieu, roi et maître des cœurs. Son attitude disait : « Elle est à moi ! je l’ai conquise ce soir » ; celle de Clotilde l’approuvait, et force était au digne couple qui suivait de modeler son maintien sur le leur. Moitié par habitude, moitié par habileté instinctive, Alvan avait péremptoirement usurpé une autorité qui, une fois admise, ne pouvait plus guère lui être disputée et lui assurait un terrain solide pour se lancer, avec la fougue d’une passion