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Page:Merimee - Chronique du regne de Charles IX, La Double meprise, La Guzla, Charpentier 1873.djvu/279

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telle qu’on me l’a contée : — M. Darcy était en Turquie à examiner je ne sais quelles ruines sur le bord de la mer, quand il vit venir à lui une procession fort lugubre. C’étaient des muets qui portaient un sac, et ce sac, on le voyait remuer comme s’il y avait eu dedans quel que chose de vivant…

— Ah ! mon Dieu ! s’écria madame Lambert, qui avait lu le Giaour, c’était une femme qu’on allait jeter à la mer !

— Précisément, poursuivit madame Dumanoir, un peu piquée de se voir enlever ainsi le trait le plus dramatique de son conte. M. Darcy regarde le sac, il entend un gémissement sourd, et devine aussitôt l’horrible vérité. Il demande aux muets ce qu’ils vont faire : pour toute réponse, les muets tirent leurs poignards. M. Darcy était heureusement fort bien armé. Il met en fuite les esclaves et tire enfin de ce vilain sac une femme d’une beauté ravissante, à demi évanouie, et la ramène dans la ville, où il la conduit dans une maison sûre.

— Pauvre femme ! dit Julie, qui commençait à s’intéresser à l’histoire.

— Vous la croyez sauvée ? pas du tout. Le mari jaloux, car c’était un mari, ameuta toute la populace, qui se porta à la maison de M. Darcy avec des torches, voulant le brûler vif. Je ne sais pas trop bien la fin de l’affaire ; tout ce que je sais, c’est qu’il a soutenu un siége et qu’il a fini par mettre la femme en sûreté. Il paraît même, ajouta madame Dumanoir, changeant tout à coup son expression et prenant un ton de nez fort dévot, il paraît que M. Darcy a pris soin qu’on la convertît, et qu’elle a été baptisée.

— Et M. Darcy l’a-t-il épousée ? demanda Julie en souriant.

— Pour cela, je ne puis vous le dire. Mais la femme turque… elle avait un singulier nom ; elle s’appelait Éminé… Elle avait une passion violente pour M. Darcy.