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Page:Merimee - Chronique du regne de Charles IX, La Double meprise, La Guzla, Charpentier 1873.djvu/300

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en grimpant sur les toits pour lorgner les femmes du pays.

— C’est probablement à cette dernière occupation que vous donniez la préférence.

— Point du tout. Moi, j’étudiais le turc et le grec, ce qui me couvrait de ridicule. Quand j’avais terminé les dépêches de l’ambassade, je dessinais, je galopais aux Eaux-Douces, et puis j’allais au bord de la mer voir s’il ne venait pas quelque figure humaine de France ou d’ailleurs.

— Ce devait être un grand plaisir pour vous de voir un Français à une si grande distance de la France ?

— Oui ; mais pour un homme intelligent combien nous venait-il de marchands de quincaillerie ou de cachemires ; ou, ce qui est bien pis, de jeunes poètes, qui, du plus loin qu’ils voyaient quelqu’un de l’ambassade, lui criaient : Menez-moi voir les ruines, menez-moi à Sainte-Sophie, conduisez-moi aux montagnes, à la mer d’azur ; je veux voir les lieux où soupirait Héro ! Puis, quand ils ont attrapé un bon coup de soleil, ils s’enferment dans leur chambre, et ne veulent plus rien voir que les derniers numéros du Constitutionnel.

— Vous voyez tout en mal, suivant votre vieille habitude. Vous n’êtes pas corrigé, savez-vous ? car vous êtes toujours aussi moqueur.

— Dites-moi, madame, s’il n’est pas bien permis à un damné qui frit dans sa poêle de s’égayer un peu aux dépens de ses camarades de friture ? D’honneur ! vous ne savez pas combien la vie que nous menons là-bas est misérable. Nous autres secrétaires d’ambassade, nous ressemblons aux hirondelles qui ne se posent jamais. Pour nous, point de ces relations intimes qui font le bonheur de la vie… ce me semble. (Il prononça ces derniers mots avec un accent singulier et en se rapprochant de Julie.) Depuis six ans je n’ai trouvé personne avec qui je pusse échanger mes pensées.

— Vous n’aviez donc pas d’amis là-bas ?