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LA PHILOSOPHIE DE LA MATIÈRE

encore de notre impatience, mais sans liens directs avec la réalité des choses ? Et comment des concepts vagues, imprécis ou mal délimités pourraient-ils engendrer autre chose que des erreurs ou des préjugés… N’est-ce pas Condillac qui, par un examen de conscience sévère et par un héroïque recommencement, nous a guéris des équivoques, et des maux que cet état de choses avait engendrés en chimie ? « Quand les choses en sont parvenues à ce point, écrivit ce grand philosophe, quand les erreurs se sont ainsi accumulées, il n’y a qu’un moyen de remettre l’ordre dans la faculté de penser ; c’est d’oublier tout ce que nous avons appris, de reprendre nos idées à leur origine, d’en suivre la génération et de refaire comme dit Bacon l’entendement humain. »

Cette volonté énergique et constamment en éveil, de jeter désormais un regard frais et jeune sur le monde matériel exploré par la chimie, devait aboutir à une philosophie toute nouvelle de la science et de la matière, en même temps qu’à une modification permanente de l’orientation mentale du savant… Sans nous soucier davantage du travail de nos prédécesseurs et de nos aînés, sans nous soucier même de l’autorité des maîtres, nous allons faire effort pour tenir en contact permanent l’expérience, l’observation précise faite à l’aide d’instruments de mesure, et la systématisation théorique. Entre les faits constatés soigneusement au laboratoire et le langage théorique qui sera un décalque de ces faits, il n’y aura place pour aucun raisonnement abstrait, pour aucun jeu de métaphysique ou de physique hypothétique ; du moins toute anticipation, toute supposition faite par le chimiste sera immédiatement mise à l’épreuve de la vérification ; les constatations sensibles devront répondre d’une manière nette et directe à l’interrogation posée par l’expérimentateur.

La doctrine chimique de Lavoisier se proposera de dessiner avec une exactitude scrupuleuse la surface apparente des phénomènes matériels que l’homme arrive à connaître ; elle ne voudra pas faire moins que cela et refusera de se contenter d’à peu près superficiellement observés ; elle exigera de longues recherches, des instruments fort coûteux et ayant atteint leur plus haut degré de précision ; elle ne voudra pas non plus faire plus que cela, ne sortira jamais du domaine qu’elle s’est proposé d’explorer ; elle se refusera jalousement à toute spéculation dépassant son objet propre, dédaignera les hypothèses émises par les philosophes grecs ou autres respectés