Page:Meyerson - Identité et réalité, 1908.djvu/30

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qu’une investigation trop détaillée nous amènerait à connaître des phénomènes échappant à toute loi, à toute règle. Aussi proscrit-il sévèrement toutes recherches de ce genre ; accumulant des termes de réprobation, il déclare « incohérents ou stériles », procédant d’une « curiosité toujours vaine et gravement perturbatrice », d’une « puérile curiosité stimulée par une vaine ambition » les travaux où l’on se sert d’instruments de mesure trop précis ; il proteste hautement contre « l’abus des recherches microscopiques et le crédit exagéré qu’on accorde trop souvent encore à un moyen d’investigation aussi équivoque » et n’hésite pas à invoquer, contre « l’active désorganisation » dont le système de connaissances positives lui paraît menacé par suite de ces tentatives, le bras séculier du « véritable régime spéculatif » de l’avenir[1].

Nous verrons plus tard quelle a été, chez Comte, la source de ces opinions. Pour bien saisir à quel point elles sont étrangères aux principes qui guident réellement la marche de la science, ce n’est peut-être pas assez d’établir, comme on l’a fait avec beaucoup de justesse, que celle-ci a suivi depuis, dans cet ordre d’idées, une direction diamétralement opposée à celle qu’indiquait le fondateur du positivisme ; qu’elle a recherché et recherche encore, inlassablement, des phénomènes de plus en plus menus, des mesures de plus en plus précises, que son souci constant a été de perfectionner ses

  1. Cf. aussi ib., vol. III, p. 369, vol. VI, p. 596. Les recherches qui paraissaient particulièrement condamnables à Comte étaient celles des biologistes qui ont abouti à reconnaître l’importance de la cellule (Comte la qualifie, avec mépris, de « véritable monade organique ») et celles de Regnault sur les anomalies de la loi de Mariotte.

    M. Lévy-Bruhl (l. c., p. 111) croit que Comte concevait néanmoins ces phénomènes comme soumis à des lois, mais qu’il supposait ces lois accessibles seulement à des esprits plus puissants que le nôtre. On trouve en effet des passages qui semblent admettre cette interprétation (Cf. par exemple Cours, vol. VI, p. 640). De toute façon, comme Comte posait une limite, non pas temporaire, mais permanente, découlant de la nature même de l’esprit humain, cette conception revient à celle que nous exposons dans le texte. La loi étant certainement une construction subjective, dire qu’elle existe mais nous demeurera éternellement inaccessible équivaut à en nier l’existence.

    Plus tard Comte, instruit par les découvertes de Schwann, est arrivé à une appréciation plus juste des travaux sur la cellule (Politique positive, vol. I, p. 649). Par contre, il est curieux de constater qu’en 1878 encore, c’est-à-dire à une époque où l’utilité des recherches de Regnault était depuis longtemps évidente, P. Laffitte, ce disciple autorisé de Comte, a renouvelé les anathèmes de son maître, en qualifiant Regnault de « factieux académique » (Revue occidentale, t. Ier, 1878, p. 288).