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Page:Michaud - Biographie universelle ancienne et moderne - 1843 - Tome 1.djvu/31

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ses prédications les dons des peuples voisins. « Quand il parlait, écrivait Héloïse, ceux qui jusqu’alors n’avaient eu des mains que pour prendre, et non pour donner, devenaient importuns et prodigues dans leurs libéralités. » Ces démarches, dirigées par un pur esprit de charité, ne trouvèrent pas grâce devant la médisance. On l’accusa de ne pouvoir supporter ni un jour, ni une heure, l’absence de la femme qu’il avait tant aimée. Indigné, il retourna à St-Gildas « se river à son tourment. » À toute heure, il lui fallait lutter contre la ruse et la violence de ses fils, et faire bonne garde pour échapper à leurs complots. Il était réduit à préparer lui-même sa nourriture. Ces atroces cénobites tentèrent un jour de se défaire de lui à l’autel en jetant du poison dans le calice. Ils apostaient des assassins sur les routes où il devait passer ; enfin, ils le menacèrent ouvertement du poignard et ne lui laissèrent pas d’autre alternative que la mort ou la fuite. ― Ce fut peu de temps avant de quitter St-Gildas qu’Abailard écrivit l’Historia calamitatum, triste et douloureuse confession, où il nous ouvre les secrets de son âme et le spectacle de ses peines. Cette lettre s’adressait à un ami malheureux qu’il désirait consoler en lui faisant le récit de ses propres infortunes. « Souvent, disait-il, l’exemple est plus puissant que la parole pour exciter ou pour calmer les passions humaines. » Trompés sans doute par le nudité de certains détails qui pourtant, au 12e siècle, n’excluaient ni la pureté des mœurs, ni la délicatesse des sentiments, quelques écrivains travestissent Abailard en un libertin éhonté qui se vante de ses prouesses amoureuses. Rien de plus faux que ce jugement. L’auteur de la Lettre à un ami ne pense pas à se vanter, mais à expier ses fautes par un aveu sincère et complet. C’est ainsi qu’avant lui, St. Augustin avait mis à nu ses erreurs et ses faiblesses. Abailard, Dant et Pétrarque n’ont fait que suivre cet exemple. Les confessions d’Abailard trahissent un homme aigri, remuant, passionné ; un sentiment d’orgueil et de supériorité intellectuelle y perce à travers une mélancolie profonde, comme le cri d’une âme humilié qui parfois se relève sous le châtiment que lui impose la volonté. ― La Lettre à un ami étant tombée par hasard entre les mains d’Héloïse, donna lieu à une correspondance célèbres entre ces deux amants. Les lettres d’Héloïse nous offrent la peinture fidèle et lamentable d’un amour exalté dans le dévouement, indomptable et irréparablement malheureux : ce sont des souvenirs voluptueux, des désirs insurmontables, des regrets amers, des larmes, des reproches, des révoltes, des murmures impies, des blasphèmes audacieux, puis une soumission timide, une obéissance sans bornes, des prières ; aucun trait n’est oublié à ce tableau du martyre d’un noble cœur. Abailard se montre plus calme et plus réservé dans l’expression de ses sentiments. Sous la triple influence de l’âge, du malheur et de la religion, son amour s’est élevé à une hauteur platonicienne et chrétienne. Une noble pensée remplit entièrement son âme ; c’est de sauver Héloïse du désespoir : toutes ses lettres sont dirigées vers ce but. Répandre sur ce cœur déchiré les consolations et les promesses de la religion, apaiser la tempête qu’y excite encore une passion mal étouffé, relever ce courage abattu par la souffrance, tel est l’unique soin qui le préoccupe. Par un ingénieux artifice, il parle à son épouse des dangers qui le menacent, afin de détourner sa pensée des plaisirs perdus sans retour ; il réclame ses prières et lui demande ensuite de reporter le salut de son âme ces vives sollicitudes qu’il lui inspire ; puis, appelant la science à son aide, il fait parler les philosophes, les Pères et les apôtres, et la convie à un amour plus pur et plus élevé, à un hymen impérissable dans un monde d’éternelles félicités. Les détracteurs d’Abailard s’autorisent cependant de cette correspondance pour le présenter comme un séducteur immoral, sans amour et sans cœurs. Ils se seront laissé prendre, sans doute, à cette froideur apparente, à cette résignation étudiée. Abailard était loin d’être aussi tranquille qu’il veut paraître ; mais il faisait taire ses douleurs, de crainte de réveiller celles d’Héloïse. Nous le demandons, dans ces ménagements délicats, dans cette sollicitude paternelle, dans cette constance pénible avec laquelle il soutient ce rôle de sage directeur, ne faut-il pas voir la marque certaine, éclatante, d’une affection aussi sincère et profonde, qu’elle était éclairée et bienfaisante ? ― Les renseignements nous manquant sur la dernière période de la vie d’Abailard. Seulement nous savons positivement, par le témoignage de Jean de Salisbury, son disciple, qu’en 1136, il enseignait à la montagne Ste-Geneviève avec une réputation prodigieuse. Fier de l’empire qu’il exerçait sur les esprits, il se livra avec plus d’audace à la liberté des ses pensées, et l’Église le vit avec stupeur porter dans les ténèbres mystérieuses du tabernacle le flambeau téméraire de la raison. « Cette philosophie circula rapidement ; elle passa en un instant la mer et les Alpes ; elle descendit dans tous les rangs. Les laïques se mirent à parler des choses saintes. Partout, non plus seulement dans les écoles, mais sur les place, dans les carrefours, grands et petits, hommes et femmes, discouraient sur les plus graves mystères[1]. » Le bruit de sa gloire réveilla ses ennemis ; il est vrai dire qu’Abailard s’exposait à découvert à leurs coups. En effet séduit par l’ambition de tout expliquer dans la foi, il la dénaturait pour l’éclaircir ; « il se mesla d’entrer si avant aux hauts secrets, qu’il y perdit le fonds[2]. » Sans son enseignement et dans la Théologie chrétienne qu’il venait de faire paraître, il reproduisait ses opinions déjà condamnées et renouvelait les controverses sur la plupart des grands problèmes dés longtemps résolus par l’Église ; il avançait que le Père est la toute puissance, le fils une certaine puissance, que le Saint-Esprit n’est point une puissance ; il comparait la Trinité chrétienne à celle de Platon, et considérait le Saint-Esprit comme l’âme du monde ; il attaquait la doctrine augustienne sur la grâce, en soutenant que le péché originel est moins un péché qu’une

  1. Michelet, histoire de France, t. 2
  2. Bertrand d’Argentré, Histoire de la Bretagne