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Page:Michaud - Biographie universelle ancienne et moderne - 1843 - Tome 1.djvu/32

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peine ; que la rédemption est un acte de pur amour, que Dieu avait voulu substituer la loi d’amour à celle de la crainte, et que l’homme peut faire le bien sans le renouvellement de la grâce. De touts côtés des catalogues d’hérésie se dressaient contre lui. Guillaume, abbé de St-Thierry, dénonça aux autorités ecclésiastiques, et particulièrement à St. Bernard, les deux traités de théologie avec le Sic et Non. Alors se leva contre Abailard le gardien vigilant de la foi, le vivant rempart de l’orthodoxie, « pour opposer à ce charme trompeur de la nouveauté la pierre sur laquelle nous sommes fondés, et l’autorité de nos traditions, où tous les siècles passés sont renfermés, et l’antiquité qui nous réunit à l’origine des choses[1]. » St. Bernard surveillait depuis longtemps d’un regard sévère les écrits du philosophe théologien ; plusieurs fois il l’avait averti de corriger ses erreurs, et Abailard, après s’y être engagé, avait plus tard refusé de le faire. Irrité enfin de tant de hardiesse, effrayé surtout de la faveur croissante qu’obtenaient ces doctrines téméraires, parées qu’elles étaient de toutes les séductions de la parole, l’abbé de Clairvaux rompit toute patience et résolut de ramener dans les voies de l’autorité universelle « cet astre errant qui se glorifiait dans ses routes nouvelles et écartées[2]. » En 1140, il lança contre Abailard l’accusation solennelle d’hérésie. Un concile se réunit aussitôt à Sens ; on vit arriver dans cette vile le roi Louis VII, suivi d’une foule de seigneurs curieux de voir et d’entendre cet homme « qui marchait d’un pied royal dans les sentiers évangéliques[3], » et dont le nom replissait de bruit la chrétienté. Abailard n’était pas sciemment hérétique ; il croyait fermement consolider la foi alors même qu’il en mimait les fondements. « Je renonce au titre de philosophe, écrivait-il à Héloïse, si je dois être en désaccord avec St. Paul ; je ne veux pas être un Aristote pour être séparé du Christ. » Plein du sentiment de ses forces et sincèrement convaincu de la grandeur de son entreprise et du mérite catholique de son œuvre, il se présente avec assurance devant ses juge, et demande le débat contradictoire avec son accusateur, se portant de faire éclater son orthodoxie. Mais St. Bernard n’eut garde d’entrer en lice avec un adversaire si bien exercé dans les escrimes dialectiques ; il se borna à soumettre au concile une liste de propositions erronées qu’il avait relevées dans les divers écrits d’Abailard ou dans son enseignement oral. Le philosophe insiste et veut commencer la dispute. Pour toute réponse, l’abbé de Clairvaux le somme de rétracter ses erreurs et soumettre sa raison à l’autorité. « Il lui dérobe la grâce de ses lèvres, » s’écrie Bérenger de Poitiers. Abailard, voyant que sa défense n’est pas libre, refuse de répondre aux questions qui lui sont adressées ; il ne rompt que le silence que pour en appeler au page, et quitte aussitôt l’assemblé. Ses erreurs furent unanimement condamnées. ― Il se mit en route pour Rome dans l’espoir d’y faire casser la sentence du concile. Mais St. Bernard « s’empressa de lui fermer les portes de la clémence. » Il écrivit à Innocent II : « Celui-là ne doit pas trouver de refuge près du siége de St-Pierre, qui attaque la foi de St. Pierre. » Il caractérisait ainsi les doctrines du théologien : « Sur la Trinité, c’est Arius ; sur la grâce, c’est Pélage ; sur la personne de Jésus-Christ, c’est Nestorius. » Puis il rattachait aux principes du philosophe les entreprises de son disciple Arnauld de Brescia, qui soulevait alors les villes d’Italie dans le dessein de réformer l’Église et de restaurer la république la liberté antiques. Les admirateurs sincères de St. Bernard pourront regretter que ce grand homme ait mis cette violence dans l’accomplissement de son devoir ; mais il est juste de reconnaître que, dans cette lutte, l’intérêt de la religion fut son seul mobile et qu’aucun sentiment personnelle dirigea sa conduite. La suite des événements fera voir que c’était la doctrine et non pas l’homme qu’il voulait atteindre. ― Abailard n’alla pas plus loin que Lyon : il apprit dans cette ville que le pape avait ratifié le jugement du concile, qu’il était en outre excommunié et condamné à une réclusion perpétuelle. À ce coup, ses forces et son courage se brisèrent. Chargé du nom d’hérétique dont il avait horreur, il chercha dans sa détresse un asile à Cluny, où l’abbé, Pierre le Vénérable, l’accueillit avec bonté. Par ses soins, Abailard se réconcilia avec St. Bernard, et obtint du pape avec son absolution, l’autorisation de passer dans l’abbaye le reste de ses jours. Il y vécut deux années dans des sentiments de pénitence, d’humilité, de piété, qui firent l’édification de cette communauté. « Ses lectures étaient assidues, sa prière incessante, son silence continuel, à moins qu’il ne fût interrogé par ses frères ou que les conférences du couvents sur les choses divines ne le forçassent de parler. Il s’approchait des sacrements aussi souvent qu’il lui était possible ; son esprit, sa bouche, sa conduite, méditaient, enseignaient des choses toujours divines, toujours philosophiques, toujours savantes[4]. » Mais le travail, le chagrin, les austérités minaient sans relâche sa santé ; il s’affaiblissait visiblement. Pierre, alarmé, l’envoya au prieuré de St-Marcel, sur les bords de la Saône, espérant que la beauté de ce climat ralentirait les progrès du mal. Ses forces s’étant en effet ranimées un moment, il revint aussitôt à ses études, ne laissant passer aucun instant sans prier, lire, écrire ou dicter, Enfin l’âme acheva de détruire le corps, et la mort le trouva, non endormi, mais veillant et préparé, le 2 avril 1142. Il avait 63 ans. Pierre le Vénérable, fidèle exécuteur de ses dernières volontés, envoya ses restes au Paraclet, où ils furent enterrés par les pieux et tendres soins d’Héloïse. ― On lit dans la chronique du chanoine de St-Martin de Tours : « Héloïse, à sa dernière heure, ordonna que son corps fût déposé, après sa mort, dans le tombeau de son époux. Sa volonté fut exécutée. Mais quand le cercueil fut ouvert, Abailard, qui était mort longues années auparavant, étendit les bras vers elle pour la recevoir, et les referma dans

  1. Bossuet
  2. Bossuet
  3. Bérenger de Poitiers
  4. Lettre de Pierre le Vénérable à Héloïse