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Page:Michaud - Biographie universelle ancienne et moderne - 1843 - Tome 16.djvu/545

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GIR

un dynamomètre indiquant avec une précision mathématique la somme des actions d’une force qui varie à chaque instant et une seconde machine à peigner. Ces travaux, il faut l’avouer, ne restaient pas absolument sans récompense et nous avons dit que la filature elle-même avait débuté par être assez lucrative. Cependant, Girard, au milieu de ce déploiement d’activité, voyait incessamment fuir devant lui la perspective de revenir bientôt en France possesseur de richesses suffisantes pour installer triomphalement et en grand dans son pays natal la nouvelle industrie linière dont jusqu’ici les étrangers avaient été les seuls à recueillir les fruits et dont la France bien inspirée ou bien gouvernée eût dû avoir la primeur. Mais partout le fin à la mécanique y continuait à trouver portes closes. On eût dit que les meneurs et coryphées de la Restauration voyaient là le mot d’ordre ou le signe cabalistique d’un complot contre la dynastie. Un sieur Pierre, mécanicien à Rennes, offrit au ministère en 1820 une machine pour la filature du chanvre et du fin : il fut répondu, et la lettre existe, « qu’on ne pouvait en autoriser l’achat et par suite « le dépot, depuis la découverte d’une autre machine beaucoup plus simple, pour laquelle le « gouvernement avait délivré un brevet » (ce ne pouvait être que pour la machine Girard), tantôt trop simple partant défectueuse, tantôt supérieure par sa simplicité même et rendant toute autre inutile, suivant qu’il s’agissait d’évincer le premier ou d’ajourner indéfiniment le second inventeur, mais toujours et invariablement inemployée). Même litanie en 1825, où le sieur Bathie reçoit du ministère de l’intérieur ces deux sentences plus catégoriques encore, et qui décèlent à quel point les endormis du ministère commençaient à se fatiguer de ces utopies, de ces machines qui supprimaient le travail, de ces détestables progrés tendant à compléter le naufrage du passé : « Le concours pour le prix d’un million est fermé depuis « longtemps. l’intention du gouvernement est « même de ne pas donner suite à cette affaire, « attendu que la France possède des mécaniques « à filer le lin. » Au bout de dix ans donc, du côté de la France, atonie et impossibilité. L’Autriche à cette même époque offrait-elle une perspective plus riante ? Non. D’abord l’Autriche comme État avait biaisé et fini par ne rien faire ; et hors des ministères et de la cour graduellement avaient surgi des obstacles. La Tristina qui coule au bas des terres au milieu desquelles est situé Hirtenberg et qui les égaie l’été les inonde en hiver et parfois en automne ou au printemps : ces inondations causèrent de 1821 à 1825 des pertes énormes. Des actionnaires indispensables à ménager et dont la trop vive imagination s’était trop vite bercée de bénéfices fantastiques pesaient sur la caisse par des prélèvements, qu’ils qualifiaient de remboursements, d’où diminution du fonds de réserve et du fonds de roulement. Puis quand la Société voulut, afin de compenser le déficit, se procurer d’autres actionnaires, hésitation chez ceux qu’on sondait : « Pourquoi ces besoins imprévus ? le succès était-il sûr ? les profits valaient-ils la peine ? » et naturellement le capital, soit chez le banquier, soit chez le commanditaire, hochait la tête, se cachait et aboutissait à dire non. Girard avait compté reparaître au bout de deux ans, puis de trois, puis de quatre. Huit étaient passés (1824), et même neuf. Il prit son parti. L’Allemagne est liardeuse ; la Russie, soit indigence de talents, soit ostentation, rente généreusement son monde. Alexandre venait de mourir : son successeur, que n’animait pas encore cette folle haine de la France qui tant de fois lui mit dans la bouche contre Louis-Philippe le langage des corps de garde, et qui sentait que la Russie, par les Russes, ne se chamarrerait pas du vernis de la civilisation, prenait alors à tache d’attirer dans sa boréale monarchie les capacités françaises. Sur les rapports que lui firent ses affidés, il saisit vite la valeur du filateur de Vienne, il comprit parfaitement que, parce que Louis XVIII ou la France se passait de ses services. ce n’était pas une raison pour que la Russie fut aveugle ; et, par son ambassadeur à Vienne, le prince Lubecki, il sonda le terrain pour voir si les roubles ne pourraient couper l’herbe sous le pied aux kreutzers et s’il ne serait pas donné aux fils de Rourik de recueillir l’épave lancée si près de leurs rivages. Girard. quoique éminemment désintéressé, mais précisément parce que dans l’excès de son désintéressement il mettait son honneur à replacer en équilibre son arriéré, acquiesça (par contrat du 1er avril 1 825) pour dix ans à des propositions de beaucoup supérieures à celles qui l’avaient provisoirement fixé sur les bords du Danube, et plus flatteuses aussi pour sa délicatesse. Il était nommé ingénieur en chef des mines de Pologne, et il pourrait unir in ce titre la direction d’une filature. Au cas où il améliorerait ou inventerait de nouveaux procédés pendant la durée de son contrat, il se réservait le droit d’en prendre les brevets et d’en jouir quand il lui plairait de livrer ses procédés au public (c’est-à-dire qu’il se réservait de faire sans léser la foi jurée profiter la France de tout ce qu’il inventerait, et jamais il n’y manqua). « Il ne serait pas tenu d’aller habiter la Russie même, il ne dépasserait pas, à moins qu’il ne le voulut, la Pologne. » Dans son serment il se réservait expressément la qualité de Français et mettait à la fidélité qu’il jurait à son nouveau maître des restrictions suffisantes pour que personne ne fût tenté de croire qu’il s’inféodait au service du tsar ou qui le rendrait son sujet[1]. Tout s’effectua conformément aux promesses ; aussi Girard, suivant sa constante habitude, servit la Russie avec le zèle et le dévouement les plus infatigables. Il en fut récompensé parle respect et l’admiration des populations d’une

  1. L’on y remarque cette phrase finale : « Je ne puis prêter aucun serment qui m’engagerait pour la vie et qui me ferait renoncer a ma qualité de Français. »