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rapprochés de ceux de ses traités de métaphysique qui se rapportent à la première époque, surtout d’une Dissertation latine qui remonte à l’an 1770, et qui contient déjà comme l’embryon de toute sa doctrine, seront nos guides pour essayer de retracer la progression d’idées qui le conduisit à la pensée fondamentale de sa théorie. Apportant à ses méditations sur les problèmes de la haute métaphysique, et à la révision des essais tentés jusqu’à lui pour en obtenir la solution complète, la détermination de tout examiner sans prévention et avec le seul désir de ne se rendre qu’à l’évidence ; décidé surtout à ne rien adopter uniquement sur l’autorité d’autrui, il fut, sans doute, dans cette tâche difficile, soutenu par la confiance en ses ressources, et par la certitude qu’il saurait au besoin se frayer des routes nouvelles et trouver de nouveaux appuis pour les vieux et indestructibles intérêts de l’homme, si les anciennes bases venaient à lui paraître mal assurées. Mais n’aurait-il pas trop présumé de ses forces ? N’aurait-il pas payé lui-même, et peut-être fait payer trop cher à plus d’une génération, sa noble croyance en la raison humaine, et surtout sa foi en la suffisance de la sienne ? De tous les reproches qu’il serait possible d’adresser au philosophe de Kœnigsberg, celui d’avoir été poussé à reconstruire la métaphysique par amour de la nouveauté ou par l’ambition de briller comme chef de secte, serait le plus injuste et le mieux démenti par les faits. Épuiser l’examen de toutes les tentatives antécédentes, avant de s’en permettre une nouvelle ; rendre à chacun de ses devanciers entière justice, en lui assignant la part de reconnaissance qui lui revient pour ses travaux ; mettre en pleine évidence celles des faces de la vérité dont on doit à chacun la découverte ; mûrir pendant toute une vie des idées dont l’originalité, à elle seule, place celui qui les conçut parmi l’élite des penseurs les plus profonds ; négliger, en les mettant enfin au jour, tous les moyens qui auraient pu leur donner de l’attrait, n’est certes pas le rôle d’un novateur téméraire, et encore moins celui d’un charlatan ou d’un ambitieux. Ce qui, de très-bonne heure, frappa singulièrement Kant, c’est le contraste extrême de la forme rigoureusement scientifique, sous laquelle, dès l’enfance pour ainsi dire des essais de la raison spéculative, la logique était sortie des mains d’Aristote, comparée à l’allure vacillante et incertaine que toutes les autres doctrines philosophiques n’ont cessé de présenter dans leurs principes, leur méthode et leurs résultats à toutes les époques de leur histoire. Pourquoi cette seule section de la théorie de l’intelligence prit-elle, presque dès l’origine, une marche tellement ferme et assurée qu’elle ne peut être comparée qu’à celle de la géométrie depuis Euclide ? Les formes auxquelles

que qui s’élèverait au rang de science. Voyez aussi le plus ancien de ses écrits sur la métaphysique : Principiorum primorum cognitionis metaphysicae dilucidatio, 1755, in-4o.


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est soumise l’activité de notre intelligence, lorsque nous considérons abstraitement la suite de ses actes, dans la formation d’un jugement ou d’un syllogisme, dégagé de son objet d’application, formes dont aucun homme sensé ne révoqua en doute l’existence ni la suprématie dans tout le domaine de la pensée humaine, depuis qu’Aristote eut montré qu’elles règlent invariablement le jeu des opérations de l’esprit par lequel est engendré une proposition ou un raisonnement, ces formes ne seraient-elles pas, envisagées sous un autre aspect, les lois mêmes que nous croyons tirées de l’observation de la nature, tandis que c’est nous qui les lui imposons et qu’elle est, dans sa partie phénoménale, notre propre ouvrage par leur intermédiaire ? Ces lois de l’entendement ne seraient-elles pas tout simplement l’ordre prescrit aux procédés qui s’exécutent dans l’atelier où se construit, où s’élabore le savoir humain ? Ne seraient-elles pas comme le ciment qui lie nos perceptions en un corps d’expérience ? En d’autres termes, ne pourrait-on y voir les moyens donnés à l’entendement pour s’emparer des impressions, pour en prendre une espèce de possession intellectuelle, pour les revêtir du caractère sans lequel elles resteraient des modifications aussi stériles que passagères, sans lequel elles ne nous appartiendraient pas, qui seul enfin les élève à la dignité de conceptions, de notions, de connaissances réelles et utiles ? Cette conjecture tendait à la fois à créer une véritable ontologie avec des matériaux fournis par la logique et à rayer la métaphysique du nombre des sciences, ou du moins à reléguer dans la région des chimères celle qui avait jusqu’ici été qualifiée de ce nom. Quoique, en relisant les premiers ouvrages de Kant, nous en trouvions la trace et comme le reflet dans plus d’un de ces écrits ; il est néanmoins hors de doute que l’hypothèse d’une identité radicale des principes d’où le logicien dérive ses préceptes avec les lois primordiales que l’ontologie s’arroge le droit de prescrire à l’ensemble des êtres qui sont soumis à nos perceptions ne se présenta originairement à l’esprit de Kant que sous la forme d’un rapprochement plausible, d’une supposition digne de quelque attention, mais nullement dans toute son importance et dans son immense portée. Ce fut à la lueur funèbre du flambeau de Hume qu’il aperçut tout à coup l’une et l’autre ; ce fut la théorie du philosophe d’Édimbourg sur la naissance des notions de cause et d’effet qui féconda cette idée de Kant, en la lui montrant, dans son développement, à la fois comme l’unique contre-poids d’un scepticisme destructeur de toute certitude humaine, de toute liaison entre nos perceptions, de toute confiance dans les résultats des opérations de nos pouvoirs intellectuels, et comme le seul moyen de concilier ce que les systèmes de Locke et de Leibnitz offraient de bon à conserver pour la solution des plus grands problèmes de la métaphysique. Une réformation de la philosophie