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la conviction que le seul moyen vraiment efficace de donner au sens moral tout son développement et toute son énergie serait d’entretenir l’homme constamment de la sainteté du devoir, de borner toute institution pratique au soin d’en inculquer sans relâche les maximes, et d’en offrir incessamment l’image et le précepte dans toute leur sévérité, sans en souiller la pureté, ni en affaiblir la force par l’alliage de vaines récompenses, ou d’une émulation corruptrice. Ce qui vient à l’appui de l’opinion de Kant sur l’efficacité de cette méthode, c’est l’aversion pour le mensonge, qui, de l’âme de son père, passa tout entière dans la sienne, et dont les traces se retrouvent dans les principes comme dans les détails de son système de morale. Tout se tient dans l’homme, et s’enchaîne par des liens secrets. Il n’est pas douteux que la disposition dont nous parlons ne soit à la fois la source et le soutien de l’amour de la vérité, et que Kant n’y ait puisé le double courage de sonder, dans toute son affreuse étendue, l’abîme creusé par le scepticisme de David Hume (1)[1] sous les fondements de tout savoir humain, et de ne pas désespérer de la possibilité de rétablir sur des bases plus solides l’édifice ébranlé. Mais reprenons Kant au moment où ses parents le livrent aux écoles savantes avec la volonté du bien et le sentiment de ses devoirs. Sa vie académique n’offre que le cours paisible d’études fortes, régulières et persévérantes, embrassant, sans prédilection apparente, toutes les branches de connaissances préparatoires qui donnent la clef des sciences d’application. Les langues, l’histoire, les sciences mathématiques et naturelles l’occupèrent successivement : il y porta cet instinct scrutateur et cette avidité de savoir qui, dans chaque district de ce grand domaine, ne laissent de repos à l’esprit que lorsqu’il a exploré toute la surface du terrain, lorsqu’il en a examiné le sol, sondé la profondeur, reconnu les limites de la portion cultivée, et déterminé ce qui reste encore à défricher. Condisciple de Ruhnkenius, dont il paraissait partager le goût pour la littérature ancienne, auditeur du mathématicien Martin Knutzen, du physicien Teske, du théologien Schultz, professeurs à l’université de Kœnigsberg, plus savants que célèbres, Kant remplit, par des études aussi variées que profondes, une des conditions essentielles de la tâche que lui imposait son génie, celle de ramener à un point central, à quelques principes fondamentaux, la masse des connaissances humaines, de les classer et coordonner, de les fondre et de les lier, pour en faciliter l’acquisition, la revue et l’emploi. Le moment qui appelait un autre Aristote, un architecte qui reconstruisit l’édifice des sciences sur un plus vaste plan, semblait erre arrivé. Aucun des systèmes métaphysiques qui partageaient les esprits méditatifs ne pouvait satisfaire ce besoin d’unité qui commande impérieu

(1) Voy. HUME.


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sement à la raison humaine, et dont le philosophe qui nous occupe a montré l’intime connexion avec l’essence de cette faculté. L’anarchie qui régnait dans les écoles naguère dominantes donnait à ce besoin des forces nouvelles. Si la manière victorieuse dont Locke avait combattu les idées innées, si les succès éclatants qui avaient couronné les recherches des disciples de Newton et sanctionné la méthode expérimentale de Bacon avaient diminué progressivement le nombre des adhérents de la philosophie de Leibnitz, et jeté dans le discrédit toute métaphysique, tout système surtout qui part de principes à priori ; la doctrine de Locke devint à son tour l’objet d’une défiance toujours croissante, et enfin de la réprobation la plus décidée aux yeux des bons esprits et des cœurs honnêtes, lorsqu’on vit les écrivains qui la professaient en France trahir par leurs essais les plus heureux l’insuffisance de cette théorie pour le classement des connaissances humaines, et introduire dans les doctrines morales des principes de matérialisme et d’égoïsme qui dégradaient notre nature et que repoussait avec dédain la conscience du for intérieur, tandis que, dans la patrie même de Locke, les conséquences tirées de ses principes avec une justesse incontestable conduisaient Priestley au fatalisme, et David Hume à des opinions destructrices de toute certitude. Tel était l’état de la philosophie, lorsque Kant, par la vaste étendue de son plan d’études, se ménageait les moyens de se porter juge des controverses les plus abstruses, et médiateur entre les partis philosophiques. L’histoire de ses travaux est celle de sa vie ; son activité littéraire, qui offre à la Biographie les seuls événements qu’elle ait à consigner, embrasse plus d’un demi-siècle, et se partage en deux périodes distinctes. À la première, dans laquelle il préludait au rôle de fondateur d’une nouvelle école, appartiennent les ouvrages, non moins variés que nombreux, qu’il publia depuis 1746 jusqu’à 1781, où parut la Critique de la Raison pure, et par lesquels, légitimant, pour ainsi dire, sa mission de réformateur de la philosophie, et de créateur d’un nouveau système sur l’origine des connaissances humaines, il prépara les esprits méditatifs à recevoir avec déférence et à examiner avec une attention respectueuse sa nouvelle analyse des facultés de l’homme. La deuxième période de la carrière littéraire de Kant part de 1781, et comprend les écrits où il a exposé, développé, défendu les diverses parties de sa doctrine, et ne finit que peu de temps avant sa mort. Afin de ménager l’espace, nous réserverons, pour la revue des principaux ouvrages de Kant, celle des écrits qui ont été imprimés dans la première moitié de sa carrière littéraire ; et nous nous attacherons principalement ici à ce qui peut servir soit à expliquer la génération de son système, soit à en faire concevoir une idée générale. Quelques renseignements, fournis par lui-même (1)[2], et

(1) Dans bon écrit intitulé Prolégomènes de toute métaphysi-


  1. (1) Voy. HUME.
  2. (1) Dans son écrit intitulé Prolégomènes de toute métaphysique qui s’élèverait au rang de science. Voyez aussi le plus ancien de ses écrits sur la métaphysique : Principiorum primorum cognitionis metaphysicae dilucidatio, 1755, in-4o.