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fait naître en nous celui du néant de nos forces, et appelle à son secours la faculté de concevoir l’infini : cette faculté est la raison : son action ne tarde pas à réveiller la conscience de notre dignité morale ; et l’être intellectuel, s’élevant avec énergie contre le découragement qui était près de le saisir, met la noblesse de sa nature en balance avec les objets qui paraissent insulter à sa faiblesse, et, sortant victorieux d’une comparaison qui avait commencé par l’humilier, plane avec le sentiment de ses forces mystérieuses au-dessus des images gigantesques, dont les dimensions accablantes semblaient l’anéantir. 5e La religion d’accord avec la raison (Kœnigsberg, 1793 ; 2e édit. augmentée, 1794, in-8o). La religion, considérée dans le sujet, n’est, selon Kant, autre chose que l’accomplissement des devoirs, envisagés comme lois divines. De son analyse de la raison pratique combinée avec la connaissance de l’homme, tel qu’il se manifeste par ses actions et tel qu’il s’est fait lui-même, il déduit un système de doctrine entièrement conforme à l’orthodoxie protestante. Il est, dit-il, dans l’homme un principe de mal, inhérent à sa nature, mais non pas originairement essentiel à cette nature. Le principe et le type du bien, qui est inséparable de sa raison, et qui est gravé dans la forme même de cette faculté suprême de l’homme, dépose d’un état primitif plus noble, plus assorti aux rapports primordiaux de subordination établis entre ses pouvoirs et les mobiles de sa volonté, tandis que l’existence trop certaine du mal et d’une perversité universelle prouve une chute, une dégradation réelle de l’homme. Le principe du bien doit triompher de celui du mal, et reprendre son ascendant légitime, au moyen d’une association morale d’hommes réunis dans le but de le faire prévaloir sous l’invocation et avec le secours d’une coopération divine. Le fondateur de cette société morale, formée sous la protection d’un législateur qui veut établir le règne du bon principe, est Jésus de Nazareth. Il est lui-même l’idéal de la perfection morale, revêtu de la forme humaine. Il représente l’humanité comme elle doit être pour plaire à Dieu : ce n’est qu’autant que nous croyons en lui, autant que nous conformons nos inclinations aux siennes, et que nous réalisons progressivement en nous-mêmes, par des efforts sans cesse renouvelés, une faible image de ses vertus, que nous pouvons trouver grâce et espérer un sort plus heureux que celui qu’en stricte justice nous avions mérité. C’est ainsi que Kant établit l’harmonie, et, pour ainsi dire, l’identité parfaite de la religion avec la raison, la nécessité d’une rédemption qui réhabilite l’homme, et d’une communauté religieuse offrant sur la terre une représentation de plus en plus fidèle de la cité de Dieu. Garve, qui en voulait beaucoup à Kant d’avoir rajeuni et justifié l’ancienne orthodoxie de l’Église protestante (voy. p. 319 du 2e volume de ses lettres à Cn. Fx. Weisse), est obligé

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d’avouer qu’il règne dans cet Exposé de la religion rationnelle une sagacité, une connaissance du cœur humain et une bonhomie qui le ravissent ibid., p. 332). Ces qualités sont en effet les traits caractéristiques de Kant, homme et moraliste. Lorsqu’on réfléchit à la marche du raisonnement dans son livre sur la religion, à ses assertions si fréquemment répétées, que la raison seule ne peut nous donner aucune certitude sur le degré de sévérité ou d’indulgence avec lesquelles Dieu traitera l’infracteur de ses lois ; qu’il ne conçoit pas comment l’homme, sans une assistance divine extraordinaire, pourrait rendre au principe du bien l’ascendant sur ses actions, et l’autorité exclusive, qu’il a perdus ; qu’on ne saurait prouver ni l’impossibilité ni l’invraisemblance d’une révélation ; lorsqu’on réfléchit à la tendance de ces opinions, éminemment favorables à l’idée d’une intervention de Dieu, comme dirigeant et secondant l’éducation morale de l’espèce humaine, on est aussi étonné qu’affligé de trouver, dans quelques parties de ce livre, mais surtout dans les mémoires de ses amis, la preuve de sa répugnance à admettre l’origine surnaturelle du christianisme. M. Borowski est positif à cet égard (p. 195-202) ; et c’est à lui cependant que Kant adressait une lettre où, parlant d’une comparaison de sa morale avec celle de Jésus, hasardée dans un écrit que M. Borowski avait soumis à son approbation avant de l’imprimer, il exprime une sorte d’effroi religieux, à la vue de son nom rapproché de celui du Christ. Il prie son ami de ne pas mettre cet ouvrage au jour, et s’il le publie, il lui recommande de ne pas laisser subsister ce parallèle, un de ces noms (celui devant lequel les cieux s’inclinent) étant un nom sacré, tandis que l’autre n’est que celui d’un pauvre écolier essayant d’expliquer le mieux qu’il peut les enseignements de son maître (p. 7 et 86 de l’ouvrage cité). L’inconséquence dans laquelle il est tombé sur un point aussi capital n’est pas la seule qu’on remarque dans les opinions d’un des logiciens les plus rigoureux qui aient existé. Dans sa Critique de la raison pure, il refuse à l’argument physico-théologique pour l’existence de Dieu toute force probante : toute la tendance de son système exigeait de lui ce refus. Cependant, en conversation, il faisait un grand éloge de l’argument théologique, et s’entretenait volontiers des causes finales ainsi que de leur utilité dans la religion. Un jour on l’entendit s’écrier tout à coup : il est un Dieu ! et puis développer avec vivacité les preuves qu’offre de toutes parts le spectacle de la nature Hasse, 1. c. p. 26). Le 2 juin 1803, peu de temps avant sa mort, le célèbre orientaliste J. G. Hasse, homme d’esprit et son ami intime, lui demanda ce qu’il se promettait de la vie à venir : il parut absorbé, et après avoir réfléchi, il dit : « Rien de déterminé. » Quelque temps auparavant, on l’avait entendu répondre à une pareille question, en disant : « Je n’ai aucune notion de l’état