Page:Michaud - Biographie universelle ancienne et moderne - 1843 - Tome 21.djvu/448

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


KAN

au sujet de son Traité sur l’accord de la religion avec la raison, et qui acquirent une importance inquiétante pour, la tranquillité de Kant, par l’intervention du roi de Prusse, prévenu contre ce philosophe. Kant montra, dans cette circonstance, qui l’affecta vivement, beaucoup de dignité, mais aussi une grande résignation, et la déférence la plus. absolue pour les intentions du monarque, dans tout ce qui pouvait se concilier avec la vérité et l’honneur ; il se refusa avec fermeté à une sorte de rétractation que ce prince exigeait : mais, tout en lui représentant avec force qu’il n’avait fait qu’user d’un droit inhérent à un professeur de philosophie et à un citoyen, il promit au roi, dans les termes de la soumission la plus respectueuse, de ne rien publier désormais sur des matières de religion, et il observa scrupuleusement son engagement jusqu’à la mort de Frédéric-Guillaume II. Ce fut la seule occasion où il devint l’objet de l’attention immédiate de son souverain. Ses places, son aisance, il les dut uniquement à la marche ordinaire de l’avancement académique et au succès de ses écrits. D’abord instituteur dans quelques maisons particulières, en 1755 maître en philosophie, et, pendant quinze ans, simple répétiteur très suivi, mais sans traitement ; sous-bibliothécaire en avec un chétif salaire, il obtint enfin, en 1770, la chaire de professeur de logique et de métaphysique ; remplit, en 1786 et 1788, les fonctions de recteur de l’université ; fut, en 1787, inscrit au nombre des académiciens de Berlin, et mourut sans avoir vu ajouter d’autre dignité à son titre de professeur que le rang de senior (doyen d’âge) de la faculté de philosophie. On aurait peine à se faire une idée de son extrême modestie et de sa simplicité. Jamais il ne parlait de sa philosophie, et tandis qu’elle était l’objet de l’entretien des hommes les plus éclairés dans tous les pays où la langue et la littérature allemande font la base des études, c’était de sa maison seule qu’elle était entièrement bannie. C’est avec beaucoup de répugnance qu’il se prêtait à satisfaire le désir des étrangers de marque, qui ne voulaient pas quitter Kœnigsberg sans avoir vu celui qui en faisait l’ornement. Dans les derniers temps, il ne se montrait à la porte de son cabinet, aux personnes qui l’attendaient, que peu de moments, et ne leur adressait que des mots d’étonnement sur leur curiosité. Il disait quelquefois en riant à ses convives : « J’ai vu aujourd’hui des curieux à crachats. » Ses amis assurent qu’il ne lut presque aucun des écrits dans lesquels ses principes furent, pendant vingt ans, attaqués, défendus, développés, appliqués à toutes les branches des connaissances humaines, et dont on n’évalue pas le nombre trop haut en les faisant monter à plusieurs milliers. Quand on nommait devant lui ses partisans les plus distingués, ou des créateurs de nouveaux systèmes, qui étaient acquis une grande renommée en parais

KAN 443

sant développer et compléter le sien, tels que Reinhold, Fichte, Schelling, il ne prenait aucun intérêt à cet entretien, et se hâtait de l’écarter, en exprimant, avec assez de dédain, une forte désapprobation de leurs prétendus perfectionnements. Quant à ses antagonistes, il ne s’en occupait pas davantage. Il ne s’est montré sensible qu’aux attaques d’Éberhard (1)[1], qu’il repoussa victorieusement, mais avec une vivacité et un ton de supériorité presque offensants, et à celles de Herder, qui avait été son disciple, et qui, dans une critique amère du système de Kant (2)[2], se plut à mettre en contraste la rebutante sécheresse et la subtilité scolastique des écrits de son ancien maître, avec le charme, l’intérêt, la clarté de l’enseignement du professeur et la variété de faits instructifs, d’idées fines et intéressantes, de traits spirituels et gais, dont il assaisonnait des leçons d’une tendance entièrement éclectique. Peut-être qu’Éberhard et Herder montrèrent trop de dépit de la suprématie que Kant exerça, pendant quelque temps, dans les sciences où ils brillaient au premier rang, et qu’ils s’en prirent, dans leurs écrits polémiques, beaucoup trop au chef même, du despotisme arrogant, de l’intolérance et du ton de mépris que la tourbe de ses sectateurs affecta longtemps pour tous ceux qui refusaient de plier les genoux devant leur idole. Il est juste de rappeler qu’un des plus habiles adversaires de Kant, le savant théologien Storr, fut traité par le philosophe avec beaucoup d’égards et d’estime. Dans la préface de la deuxième édition de l’ouvrage sur la religion, que le docteur Storr avait combattu, Kant le remercie des observations pleines de candeur qu’il lui a opposées, et lui témoigne son regret d’être empêché, par son grand âge et l’affaiblissement de ses forces, de les examiner avec toute l’attention qu’elles méritent par leur importance et leur sagacité. La plus douce jouissance de Kant, pendant ses dernières années, était d’inviter tous les jours à sa table, et tour à tour, quelques anciens amis, et de s’entretenir avec eux de toute autre chose que de son système ou de sa renommée ; il prenait un vif intérêt aux événements liés à la révolution française, et c’était le point sur lequel il supportait le moins une opposition de vues. Sa conversation enjouée et instructive l’avait, dans tous les temps, fait rechercher par la bonne compagnie. Ses mœurs étaient douces et pures : comme Newton et Leibnitz, il resta célibataire, quoiqu’il ne fût pas insensible aux charmes de la société de femmes aimables et instruites. La modicité de sa fortune, qui ne s’accrut que vers la fin de sa vie, par une longue économie et par le

(1) Sur une découverte d’après laquelle une ancienne Critique de la raison pure aurait rendu superflue la nouvelle, 1790, seconde édit., 1792, in-8o.

(2) Métacritique pour servir de pendant à la Critique de la raison pure, par J.-G. Herder, Leipsick, 1799, 2 tomes in-8o. Calligone ; Critique de la Critique du jugement, par le même, ibid., 1800, 3 tomes in-8o.


  1. (1) Sur une découverte d’après laquelle une ancienne Critique de la raison pure aurait rendu superflue la nouvelle, 1790, seconde édit., 1792, in-8o.
  2. (2) Métacritique pour servir de pendant à la Critique de la raison pure, par J.-G. Herder, Leipsick, 1799, 2 tomes in-8o. Calligone ; Critique de la Critique du jugement, par le même, ibid., 1800, 3 tomes in-8o.