Page:Michaud - Biographie universelle ancienne et moderne - 1843 - Tome 23.djvu/10

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vait la nouvelle guerre impolitique et dangereuse, tandis qu’au contraire Alcibiade en soutenait l’idée de toutes ses forces. Sans examiner à quel point Alcibiade est excusable, et louable peut-être, d’avoir lancé Athènes dans une voie où il ne s’agissait que de ne pas commettre des fautes grossières pour commencer à devenir un grand État, nous pouvons dire que Lamaque, dans la discussion qui précéda le départ, se déclara complétement du parti d’Alcibiade. Lamaque était l’homme qu’il fallait pour entretenir l’exaltation et l’ardeur du soldat. Au total, bien que Nicias ne méritât point le généralat et surtout la première place, pris en masse, et faute d’autres commandants, le triumvirat était un choix habile : ce que le génie d’Alcibiade avait de trop en hardiesse, en légèreté, la circonspection de Nicias pourrait et saurait le balancer ; et cependant, comme ce qu’il fallait pour une conquête, , but réel de l’expédition, c’étaient des succès frappants, rapides, Lamaque, plein d’expérience, de bravoure et de feu, était bien apte à faire pencher la balance du côté d’Alcibiade- et du succès. Une fatalité cruelle voulut que la populace d’Athènes, toujours prête à revenir sur ses décisions raisonnables, mais obstinée dans ses folies, décrétât d’accusation Alcibiade, et par cela même l’arrachât au commandement. Dès lors il n’y eut en fait qu’un général. Lamaque, pauvre et sans consistance, fut absorbé par Nicias, et ne vit plus triompher ses idées sur le plan général, sur le choix des opérations. Mais, jusqu’au départ d’Alcibiade, tout avait parfaitement marché. On avait franchi Corcyre, rendez-vous général des contingents des alliés ; puis, après avoir doublé le cap d’Iapygie, on avait successivement atteint Tarente, Métaponte, Héraclée, Thurium, Crotone, Dascyléum, Locres, Rhegium. Crotone avait montré de bonnes dispositions aux Athéniens ; Thurium avait ouvert ses portes et semblait décidée à une alliance. On touchait à la Sicile : là, Nicias voulait qu’on se rendit en ligne droite à Sélinonte pour contraindre cette ville à respecter l’indépendance d’Egeste, car tel était le but avoué de la guerre. Ni le politique Alcibiade, ni Lamaque, malgré sa simplicité, ne concevaient ce plan pitoyable. Selon le fils de Clinias, il fallait sonder au plus vite toutes les cités siciliennes, hormis Sélinonte et Syracuse, par des députés, détacher des deux dernières tout ce qu’on pourrait de Grecs, mais plus encore les Sicules de l’intérieur, se rendre maître de Messine, bon port et bon lieu de repos ; puis, quand on saurait pour qui tiendraient les diverses puissances de la Sicile, on attaquerait et Syracuse et Sélinonte. Plus expéditif et plus hardi, le fils de Xénophane voulut qu’on tombât à l’instant même sur Syracuse, et qu’on frappât un grand coup, un coup décisif[1]. Toutes ces idées étaient de la plus incontestable justesse ; on le voit et par la supériorité de l’armement athénien, qui comprenait au moins cent trente-quatre vaisseaux et trente-huit mille cinq cents hommes[2], et par les détails que Thucydide donne de la Sicile et de Syracuse. Le système d’Alcibiade ne manquait pas d’utilité non plus sans doute, et il pouvait se concilier avec celui de Lamaque. Mais, dans cette combinaison des deux plans, lequel devait prédominer ? Était-ce l’intrigue diplomatique qui devait, en formant des alliances, frayer la route vers Syracuse ? ou bien le siége de Syracuse devait-il faciliter les alliances ? Pour nous, la lecture de Thucydide (d’accord au reste avec les détails moins riches des autres historiens) ne nous laisse pas l’ombre d’un doute : il fallait suivre littéralement l’avis de Lamaque, cingler droit au territoire de Syracuse, débarquer, s’établir, accélérer le siége par terre et par mer ; Syracuse n’eût pas tenu six mois, peut-être pas trois. Quant à des négociations avec les cités et les Sicules, on pouvait les entamer sur-le-champ, mais sans leur attribuer une importance égale pour lors à celle des moindres avantages militaires ; et, qu’elles réussissent ou ne réussissent pas, la conduite à tenir devant Syracuse était invariablement la même. Les négociations en effet ne pouvaient être que de deux sortes : où elles amèneraient des alliés aux Athéniens (or le négociateur y parviendrait d’autant mieux que les succès des Athéniens seraient plus prompts ou plus marqués), ou elles retireraient des alliés à Syracuse (or, comme aucun encore n’avait agi pour celle-ci, les mêmes succès des Athéniens prolongeraient leur inaction). C’est donc Lamaque qui voyait le mieux dans cette guerre ; et quelque supériorité qu’Alcibiade ait eue sur lui par sa finesse et par la multiplicité de ses talents, il est fâcheux, à notre avis, que le plan de Lamaque ait été subordonné à celui d’Alcibiade. Cependant il en resta encore assez pour que les avantages s’en tissent sentir. Après n’avoir perdu qu’un moment devant Messine, où lui-même alla porter des propositions d’alliance que la ville déclina, mais qui du moins eurent pour résultat l’établissement d’un marché au dehors, il revint à Rhegium ; et ses deux collègues, avec soixante navires remplis de troupes, firent voile vers le sud jusqu’à Syracuse, détachèrent dix vaisseaux en avant à Grand-Port pour proclamer qu’ils venaient rétablir les Léontins, puis s’emparèrent de Catane par un stratagème de l’invention d’Alcibiade[3], mais qui, sans doute, dut en partie sa réussite à l’aplomb et à l’expérience de Lamaque. Les gouvernants de Catane avaient per-

  1. Plutarque est donc plus que léger lorsque (Vie d’Alcib., p. 361) il semble croire qu’il n’y eut en tout que deux avis d’ouverts, et qu’il ajoute ; « Mais Lamaque s’étant déclaré pour celui d’Alcibiade... »
  2. Voy. Boeckh, traduit par Lalligant, Économie politique des Athéniens, t. I, p. 483 et 486 de ln trad française.
  3. Thucydide, l. 6, p.50 et 51 ; suivant Frontin (t. 3, p.2), c’est d’Agrigente qu’Alcibiade s’empara de cette façon : évidemment c'est une erreur. Polyen et Frontin racontent même qu’il s’empara, tandis qu’il était à Catane, d’un fort de Syracuse par une surprise semblable.