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Peu s’en fallut que sa passion pour l’étude ne lui coûtât la vie ; sa santé en fut affaiblie pour le reste de ses jours. Tous les livres lui étaient bons ; son goût pour la dialectique lui faisait trouver des charmes aux ouvrages de controverse ; mais le Plutarque d’Amyot et Montaigne étaient ses auteurs favoris : le dernier flattait déjà sans doute son penchant au scepticisme tous deux communiquèrent peut-être à son style cette allure vive et franche, cette liberté d’expressions et jusqu’à cette teinte un peu gauloise qui se fait sentir dans ses écrits. Étant allé à Toulouse pour y faire sa philosophie, il suivit le cours des jésuites. Les argumentations de son professeur et plus encore les disputes amicales qu’il avait souvent avec un prêtre catholique, logé près de lui, fortifièrent tellement les doutes que déjà quelques lectures lui avaient inspirées contre l’orthodoxie du protestantisme, qu’il se décida à changer de religion. Son abjuration fut un triomphe pour les catholiques, mais un coup de foudre pour sa secte et pour sa famille, qui employèrent toutes les séductions du cœur et de l’esprit pour le ramener à leur communion. Il y rentra secrètement, après dix-sept mois de catholicité et, cour se soustraire à la peine du bannissement perpétuel, portée alors contre les relaps, il se rendit à Genève, et de là à Copet, où le comte de Dhona lui confia l’éducation de ses fils. Ce séjour et cet emploi lui étant devenus à charge, il rentra en France et alla s’établir à Rouen, où il fut encore obligé de faire le métier de précepteur. Il s’en ennuya de nouveau, et vint à Paris, où du moins la société des hommes instruits le dédommageait des fatigues et des dégoûts de cette condition, qu’une troisième fois il avait été forcé d’accepter. La chaire de philosophie de Sedan étant venue à vaquer en on le pressa de se présenter pour l’obtenir : il fallut la disputer à trois autres postulants ; les quatre compétiteurs convinrent de s’enfermer, et de composer leurs thèses de concours sans préparation, sans livres, entre deux soleils. Bayle sortit vainqueur de cette lutte, et professa avec distinction jusqu’à la suppression de l’académie de Sedan, prononcée par le roi en 1681. Il fut alors appelé à Rotterdam, pour y remplir la même chaire. Son premier soin dit de s’employer pour procurer celle de théologie au ministre. Jurieu, qui venait, comme lui, de perdre la sienne. On verra bientôt comment il fut payé de ce bon office. A l’occasion d’une comète qui avait paru en 1680, et répandu un effroi presque universel, il publia ses Pensées diverses écrites à un docteur de Sorbonne, etc., Rotterdam, 1682et 1721, 4 vol. in-12, ouvrage rempli de savoir et de digressions, où étaient agitées mille questions de métaphysique, de morale, de théologie, d’histoire et de politique. À cette première production succéda la Critique générale de l’histoire du calvinisme de Maimbourg. Ce livre fut également goûté des catholiques et des protestants ; l’auteur critiqué en parla lui-même avec estime, et c’est en l’admirant qu’on faisait brûler son ouvrage à Paris, par la main du bourreau. Jurieu ayant fait paraître à son tour une Réfutation du P. Maimbourg, elle n’eut aucun succès. Il n’en fallut pas davantage pour al

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lumer la fureur jalouse de cet homme dévoré d’envie et d’orgueil. On a prétendu, mais sans fondement, que la haine de Jurieu contre Bayle venait de ce que sa femme avait pour lui un sentiment tout contraire. Cependant, Bayle entreprit un ouvrage périodique, sous le titre de Nouvelles de la république des lettres. Ce journal, qu’il prenait autant déplaisir à faire que les autres en avaient à le lire, lui attira un singulier démêlé avec la fameuse Christine, reine de Suède. En insérant dans ses Nouvelles une lettre écrite de Rome, où elle condamnait les persécutions exercées en France contre les protestants, il avait fait observer que c’était un reste de protestantisme. Deux lettres, pleines de hauteur et de dureté lui furent écrites à ce sujet, par un prétendu serviteur de la reine : dans l'une, on lisait ce passage, qui pouvait faire songer à la funeste aventure de Monaldeschi : « Vous pourriez vous vanter d’être le seul au monde qui l’eût offensée impunément, si vous n’aviez pris le parti de la justification. » Bayle l’avait, pris en effet ; ses excuses satisfirent tellement Christine, qu’elle voulut, dès ce moment, entrer en correspondance avec lui pour tous les objets de littérature et de science. Son repos fut troublé bien plus cruellement par la mort de son père et de ses deux frères ; ces pertes fort rapprochées, jointes à la violence toujours croissante des mesures déployées en France contre les religionnaires, lui inspirèrent le Commentaire philosophique sur ces paroles de l’Evangile : Contraints-les d’entrer. Cet ouvrage, qu’il ne voulut pas avouer, n’est digne de lui, ni pour le style qui est dur et embarrassé, ni pour le ton, qui est chagrin et amer. Dans tous ses autres écrits, il s’exprima sur le compte de la France et du catholicisme avec une modération que les hommes fougueux de son parti ne manquèrent pas de lui reprocher, et dont ses ennemis lui firent un crime. Jurieu, qui avait peut-être reconnu Bayle pour l’auteur du Commentaire philosophique, à la chaleur avec laquelle il y défendait son dogme favori, qui était la tolérance, attaqua l’ouvrage avec fureur. Sa haine n’attendait qu’un prétexte pour éclater ouvertement contre Bayle lui-même ; il lui fut fourni par l’Avis aux réfugiés, ouvrage ou les protestants sont traités avec peu de ménagement, mais que Bayle désavoua constamment, et qu’aucune preuve n’autorise à lui attribuer, bien qu’on l’ait inséré dans le recueil de ses œuvres. Non-seulement Jurieu l’accusa d’en être l’auteur, mais il le représenta encore comme l’âme d’une cabale dévouée aux intérêts de la France, contre ceux du protestantisme et des puissances liguées. Dans deux écrits, Bayle repoussa cette double imputation mais la calomnie fut la plus forte. En 1603, les magistrats de Rotterdam, entraînés, ou plutôt intimidés par l’influence du roi Guillaume, qui, en cette affaire, prenait parti contre Bayle, privèrent celui-ci de sa chaire, et lui retirèrent même la permission d’enseigner en particulier. Depuis longtemps sa santé l’avait contraint à discontinuer ses Nouvelles de la république des lettres. Libre de toute occupation obligée, mais sentant la nécessité de travailler pour fournir un aliment à l’activité de son esprit, et non pour satis-