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faire à des besoins que son extrême modération l’empêchait de connaître, il se livra entièrement à la composition de son Dictionnaire historique et critique, qu’il publia d’abord en 2 vol. in-fol., 1696. La rage de Jurieu n’était pas assoupie ; une nouvelle persécution fut suscitée par lui contre ce nouvel ouvrage, le premier auquel Bayle ait mis son nom. Le consistoire, sur lequel il n’avait que trop de crédit, reprocha à l’auteur : 1o de s’être permis des pensées et des expressions obscènes ; 2o d’avoir fait de l’article DAVID une espèce de diatribe contre ce roi ; non-seulement d’avoir rapporté tous les arguments des manichéens, mais de leur en avoir prêté de nouveaux, et de n’avoir réfuté ni les uns ni les autres ; d’avoir eu le même tort, relativement à la doctrine du pyrrhonisme, dans l’article consacré au chef de cette secte ; 3o d’avoir donné des louanges outrées aux athées et aux épicuriens. Outre ces cinq chefs principaux, on le blâmait encore d’avoir pris la défense de quelques papes attaqués par les théologiens de la réforme. Ce seul trait caractérise Bayle et ses adversaires. Il promit de faire disparaître de son Dictionnaire ce qui avait blessé le consistoire ; mais le public avait sur cela d’autres idées et d’autres intérêts l’auteur aima mieux satisfaire ses lecteurs que ses juges, et son livre resta, à très peu de chose près, dans le même état. Deux nouveaux ennemis s’élevèrent contre lui, Jacquelot et Leclerc, qui tous deux attaquèrent sa religion : d’autres le poursuivirent encore comme ennemi de sa secte et de sa nouvelle patrie. En continuant à le représenter comme partisan secret de la France, on ralluma contre lui la colère du gouvernement anglais, et, sans l’amitié de lord Shaftsbury, il était peut-être banni des sept provinces. Sa lutte contre Leclerc et Jacquelot fut vive et longue ; mais elle troublait moins le repos de son âme qu’elle ne faisait diversion aux maux dont son corps était accablé. Depuis longtemps sa poitrine était échauffée ; elle s’enflamma ; il ne voulut point appeler les secours de l’art contre une maladie qu’il disait héréditaire et incurable. Il mourut tout habillé, et, pour ainsi dire, la plume à la main, le 28 décembre 1706, âgé de 59 ans. Le parlement de Toulouse reconnut la validité de son testament, malgré la loi qui annulait tous ceux des réfugiés. Un des juges, Senaux, représenta que les savants étaient de tous les pays ; qu’il ne fallait pas regarder comme fugitif celui que l’amour des lettres avait appelé en d’autres contrées, et qu’il était indigne de traiter d’étranger celui que la France se glorifiait d’avoir produit. A ceux qui objectaient que Bayle était mort civilement : « C’est, disait-il, pendant le cours même de cette mort civile, que son nom a obtenu le plus grand éclat dans toute l’Europe. » Fagon, le médecin de Louis XIV et de madame de Maintenon, consulté par un ami de Bayle sur sa dernière maladie, écrivit : « Je souhaiterais passionnément qu’il fût possible de trouver un remède aussi singulier que le mérite de celui pour lequel on le demande ; » et il permit qu’on publiât sa consultation, monument de son estime pour l’illustre M. Bayle. Bayle était tendre et officieux pour ses

BAY

parents et pour ses amis. Son commerce était facile et doux ; conséquent dans son scepticisme, il supportait la contradiction, et rarement la faisait essuyer aux autres. Dans les nombreuses querelles qu’il eut à soutenir, il ne fut jamais l’agresseur, et son amour pour la paix était tel, qu’il refusa d’entrer dans les académies, à cause des dissensions qui trop souvent les agitent. Il avait de lui-même une opinion fort modeste, et recevait avec reconnaissance tous les avis qu’on lui donnait. Parfaitement désintéressé, il ne se laissa tenter par aucune des occasions de fortune qui lui furent offertes : l’amitié même avait peine à lui faire accepter ses moindres dons. D’une chasteté et d’une tempérance à toute épreuve, il ne commit d’excès, il ne trouva de plaisir que dans l’étude il travailla quatorze heures par jour jusqu’à quarante ans, et avoua que, depuis l’âge de vingt, il ne se souvenait pas d’avoir eu un seul instant de loisir. En tout, son caractère et sa vie furent dignes d’un véritable philosophe.

« Bayle, dit Voltaire, est
« le premier des dialecticiens et des philosophes
« sceptiques.... Ses plus grands ennemis sont forcés
« d’avouer qu’il n’y a pas une seule ligne dans ses
« ouvrages qui soit un blasphème évident contre
« la religion chrétienne ; mais ses plus grands dé-
« fenseurs avouent que, dans ses articles de contro-
« verse, il n’y a pas une seule page qui ne con-
« duise le lecteur au doute, et souvent à l’incrédu-
« lité. »

Il se comparait lui-même au Jupiter Assemble-nuages d’Homère : « Mon talent, disait-il, est de former des doutes ; mais ce ne sont que des doutes. » Basnage de Beauval, son ami et son continuateur dans la rédaction des Nouvelles de la république des lettres, paraît avoir expliqué très bien ce scepticisme dont les uns lui savent tant de gré, et que les autres lui reprochent si fort :

« La plupart
« des théologiens, dit ce critique, lui semblaient trop
« décisifs, et il aurait souhaité qu’on ne parlât que
« douteusement des choses douteuses. Dans cet es-
« prit, il se faisait un plaisir malicieux d’ébranler
« leur assurance, et de leur montrer que certaines
« vérités, qu’ils regardent comme évidentes, sont en-
« vironnées et obscurcies de tant de difficultés, qu’ils
« feraient quelquefois plus prudemment de suspendre
« leurs décisions. Il avait aussi discuté tant de faits
« qui ne sont point révoqués en doute par le commun
« des savants, et qu’il avait reconnus évidemment
« faux, qu’il se défiait de tout, et n’ajoutait foi aux
« historiens que par provision, et en attendant une
« plus ample instruction. » - « Dialecticien admi-
« rable plus que profond philosophe, dit encore Vol-
« taire, il ne savait presque rien en physique. Il
« ignorait les découvertes du grand Newton, et pres-
« que tous ses articles philosophiques supposent ou
« combattent un cartésianisme qui ne subsiste plus. »

Son style, naturel et clair, est trop souvent diffus, lâche, incorrect et familier jusqu’à la trivialité. On lui a reproché justement des termes grossiers et obscènes il n’y mettait ni intention ni plaisir ; l’ignorance ou l’oubli des bienséances de la société en était la seule cause, « L’extrême vivacité de son esprit, dit Laharpe, s’accommodait peu, et il en convient,