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plaisir du roi eust été entendu » . Henri II ne se montra point favorable aux poursuites, et Rabelais ne paraît point avoir été sérieusement inquiété. Il adressa au roi une supplique dans laquelle il affirmait qu’il n’y avait dans ses écrits rien que folastreries joyeuses, sans offense de Dieu et du roi ; il s’élevait contre la calomnie « atroce et desraisonnée de certains cannibales misanthropes, qui, au traversement et contre tout usage de raison et de langage commun, ont interprété ce que, à peine de mille fois mourir, si possible estoit, ne vouldrois avoir pensés » . Ces protestations, dont la sincérité peut nous paraître un peu équivoque, produisirent l’effet que l’auteur désirait ; le quatrième livre put être mis en vente, et son débit fut tel qu’une seconde édition devint presque aussitôt nécessaire. Des contrefaçons eurent, lieu dans diverses villes, et l’éditeur Fezendat réimprima également le Tiers livre sans aucun changement ; mais Rabelais ne voulut pas donner derechef les deux premiers, pour lesquels il n’avait pas de privilège. Il était devenu vieux et voulait mourir tranquille. Il avait depuis long-temps la cure de St-Christophe de Jambet, au diocèse du Mans, paroisse où il ne parut peut-être jamais. Il se démit de ce bénéfice par un acte du 9 janvier 1553. Son séjour à Meudon, où il remplissait avec régularité les fonctions de sa charge et où il recevait les visites des gens les plus distingués de Paris, ne fut pas d’ailleurs de longue durée ; il mourut. d’après la tradition la plus répandue, à Paris le 9 avril 1553, et il fut enterré dans le cimetière de la paroisse St-Paul. D’après d’autres assertions vagues et contradictoires, mitre François serait mort à Meudon, ou à Lyon, ou bien encore à Chinon. Ses derniers moments ont été racontés de façons bien différentes. Il manifesta, selon quelques auteurs, des sentiments de piété ; selon d’autres (et ces derniers sont les plus nombreux), il soutint jusqu’au bout son rôle de bouffon. Ayant été revêtu de sa robe de bénédictin, il équivoqua sur un verset du Psautier en disant : Beati qui dormiuntur in Domino. Le cardinal du Bellay ayant envoyé savoir des nouvelles de sa santé, il dit au page : « Dis à monseigneur l’état où tu me vois. Je m’en vais chercher un grand peut-être. Il est au nid de la pie : dis-lui qu’il s’y tienne, et pour toi tu ne seras jamais qu’un fou. Tire le rideau, la farce est jouée ». Son testament a été rapporté de diverses manières. On prétend qu’il le laissa sous un pli cacheté et conçu en ces termes : « Je n’ai rien vaillant, je « dois beaucoup, je laisse le reste aux pauvres ». On raconte aussi qu’après avoir dicté une multitude de legs magnifiques, qui auraient épuisé la succession d’un prince, il dit à ceux qui lui demandaient où l’on trouverait ce qu’il distribuait si généreusement : « Faites comme le barbet ; « cherchez ! » Des témoignages contemporains
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démontrent que, vraie ou fausse, l’opinion que Rabelais avait porté jusqu’au tombeau son humeur facétieuse tait très-répandue. Jacques Tabureau fit à ce docte né une épitaphe où il le montre se moquant en mourant de ceux « qui de sa mort prenoient quelque soucy » . Baïf écrivit que Pluton, « roy de ceux qui ne rient jamais, auroit un rieur désormais » . D’autres poëtes de l’époque qui avaient eu des querelles avec Rabelais, le poursuivirent de leurs sarcasmes. Joachim du Bellay lui décocha deux épitaphes satiriques, où, lui donnant le nom de Pamphage (Avale-tout), il le représenta comme un goinfre ivrogne, mort hydropique, afigé d’un ventre énorme et ayant mené une vie très-désordonnée (Somnus et ingluvies. Bacchusque, Venusque, jocusque Numina). Ronsard le peignit comme un « galant altéré sans nul séjour » . Quelques années après la mort de Rabelais, on vit paraître, sous le titre de l’Isle sonnante, le commencement du cinquième livre, qui fut imprimé en entier en 1564, avec des additions qui paraissent d’une autre main. On a d’ailleurs contesté que ce livre ait été composé par maître François ; nous dirons plus loin quelques mots de cette question. Malgré sa hardiesse, supérieure encore à celle des livres précédents, celui-ci ne souleva point d’orages : la Sorbonne ne s’émut pas ; le parlement n’opposa nul obstacle à la vente de l’ouvrage. Un écrivain aussi remarquable que Rabelais ne pouvait manquer d’être l’objet de bien des appréciations souvent contradictoires. Sa verve, son érudition ne sauraient être révoquées en doute ; mais le but qu’il s’est proposé a été diversement interprété. Son livre peut, ce nous semble, être regardé comme une énigme dont beaucoup de personnes ont cherché le mot, que parfois l’on a cru trouver et dont l’existence est problématique. On a dit avec raison qu’il s’était à dessein couvert du masque de la bouffonnerie la plus extravagante et du cynisme, afin de faire pardonner sous ce travestissement les allusions malignes qu’il s’est permises contre de hauts personnages de l’époque, les attaques qu’il dirigeait contre des choses respectables. La folie, servant ainsi de voile à la témérité, obtint une indulgence véritablement surprenante dans un temps où les erreurs en matière de foi étaient punies de la façon la plus sévère. On lui pardonna beaucoup, parce qu’il amusait. Rire et faire rire, tel fut en effet le but principal de Rabelais, et il s’y est livré avec l’imagination la plus rive, la plus franche, la plus emportée qui fut jamais ; il faut voir en lui le plus ingénieux des bouffons, et ne pas oublier qu’il a mis souvent beaucoup de sens et de sérieux au milieu des plaisanteries les plus hasardées. Ainsi que l’a dit un des plus ingénieux littérateurs contemporains (Ch. Nodier), on peut le regarder comme le plus universel et le plus profond des écrivains des temps modernes, avec Erasme et Voltaire,