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Page:Michaud - Biographie universelle ancienne et moderne - 1843 - Tome 35.djvu/21

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qui n’ont été ni aussi profonds ni aussi universels que lui. Il eut le secret d’allier au même degré une folie étourdissante dans ses inventions, une sagesse consommée dans ses jugements. Nous savons très-bien (observe un autre critique) qu’on peut dire avec raison que l’œuvre de Rabelais n’est qu’un roman extravagant dont la conception enchérit sur la bizarrerie des contes de fées les plus absurdes ; les détails sont incohérents, l’action est d’une invraisemblance ridicule ; mais ce n’était qu’en se couvrant du masque de l’extravagance et de la déraison que maître François pouvait faire passer ses témérités vraiment effrayantes pour l’époque. L’espèce de délire de sa fable lui fournissait le moyen d’amener sur la scène, sous le voile d’inventions presque insensées, tous les ordres de l’Etat, toutes les conditions de la vie. Il a d’ailleurs pris le soin de laisser deviner ses intentions secrètes. C’est dans les prologues placés en tête des divers livres qu’il les montre sans trop de mystère. Dès le premier prologue, il prévient ses lecteurs qu’il ne faut point juger son livre sur l’apparence extérieure ; il dit que, si au sens littéral on trouve matière assez joyeuse, il le faut à plus haut sens interpréter. Le Prologue du troisième livre, plein de verve et d’esprit, montre égale-ment la volonté de bien persuader le lecteur que la signification allégorique du livre ne doit pas être perdue de vue sous la forme burlesque qui l’enveloppe. Maints passages épars laissent également percer sous une forme plus ou moins explicite la fin que l’auteur se proposait, et l’extravagance de sa fable lui a paru le cadre le plus favorable à la manifestation de ses sentiments. C’est grâces à ses joyeusetez que Rabelais dut la protection de François Ier, qui se faisait lire Gargantua pour se désennuyer, celle des principaux seigneurs de la cour, celle des princes de l’Eglise, qui n’avaient gardé d’ecclésiastique que l’habit qu’ils portaient et les bénéfices dont ils touchaient les revenus. Les impiétés de Rabelais, ses attaques contre les dogmes et la hiérarchie ne l’empêchèrent pas d’être en faveur auprès d’un roi qui faisait impitoyablement brûler les hérétiques et d’avoir pour patrons des évêques et des cardinaux. Du reste, on peut affirmer qu’à part Dolet, Marot et un petit nombre d’autres contemporains, fort peu de personnes se préoccupèrent des véritables intentions de l’écrivain, et celles qui étaient le plus intéressées à leur résultat y attachèrent peu d’importance. On se soucia médiocrement de briser l’os et de sucer la moelle. Le public ne vit que des fictions dépassant en étrangeté celles que lui offraient les romans à la mode, plus amusantes que l’histoire de Tristan ou de Meliadus, et assaisonnées de cynisme et de sel très-peu attique. On se mit à rire en voyant les jurisconsultes, les médecins, les philosophes, les théologiens baffoués et voués au ridicule le plus poignant. Il faut observer d’ailleurs que les

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plaisanteries grivoises qu’affectionne l’historien de Pantagruel étaient alors reçues avec une indulgence qui ne les accueillerait pas aujourd’hui. Des savants fort sérieux, Pogge entre autres, se délassaient de leurs graves travaux en composant des historiettes qu’on tolérerait tout au plus dans un corps de garde, et des personnages éminents se déridaient en les écoutant, en les lisant. Le goût de la gaillardise créait le privilège d’une grande liberté en faveur de ceux qui choisissaient leurs sujets et développaient leurs idées de façon à divertir par des saillies où l’honnêteté était bravée. Le scrupule n’existait pas. Ce fût en déguisant sous une couche de folies bouffonnes et d’ordures les trésors d’un esprit railleur et indépendant, ce fut en évitant de se déclarer pour les idées nouvelles que Luther propageait et qui tirèrent l’Eglise du repos où elle sommeillait, dans la sécurité d’un pouvoir qu’elle croyait inattaquable, que Rabelais parvint à faire la guerre à l’autel et au trône sans perdre l’appui du trône et de l’autel. Protégé par deux rois, béni par deux papes, il mourut tranquille, tandis que Dolet expiait sur l’échafaud une phrase qui parut une attaque à la religion, et tandis que Bonaventure des Perriers, victime de l’interprétation hétérodoxe que le parlement donnait au presque inintelligible Cymbalum mundi, n’échappait à la persécution qui frappait son éditeur qu’en recourant au suicide. Aucun des nombreux imprimeurs qui s’enrichissaient en imprimant et réimprimant les écrits de Rabelais ne parait avoir été inquiété à cet égard. Nous ne voulons pas d’ailleurs exagérer le mérite de Rabelais. Son érudition, son talent d’écrivain, l’indépendance de ses vues le placent à un rang fort élevé ; mais il a manqué de sympathie pour ce genre humain dont il voyait si bien les travers ; il ne se proposait pas le but vers lequel il faut tendre lorsqu’on veut laisser un nom honorable et honoré, améliorer en instruisant. Il est permis de croire que Rabelais reconnut lui-même qu’il ne pouvait faire parler à la raison un langage digne d’elle, et qu’il se jeta dans un travestissement effronté, afin de se trouver plus à l’aise. M. Régis a consacré une partie du troisième volume de son long travail à reproduire des appréciations portées sur Rabelais par un grand nombre d’écrivains français ou étrangers (Voltaire, Nodier, Auger, St-Marc Girardin, Chasles, Hallam, Gervinus, etc.) ; il n’a point oublié le jugement raisonné qu’a inspiré à M. Guizot (Annales d’éducation, t. 3), la lettre de Gargantua à son fils, morceau où respirent les idées les plus élevées, les sentiments les plus dignes et les plus touchants ; il prouve que lorsque Rabelais voulait être sérieux, il savait s’élever à une hauteur de raison et de bon sens bien rare au 16e siècle. On pourrait d’ailleurs augmenter de beaucoup le nombre de passages qu’a énumérés M. Régis ; Bal-