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Page:Michaud - Biographie universelle ancienne et moderne - 1843 - Tome 4.djvu/10

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qués, etc. » C’est dans ce second mémoire que, parlant de Beaumarchais, Bergasse dit : Il sue le crime. Son éloquence est vive, ardente, passionnée ; sa dialectique plus déliée que serrée ; sa métaphysique recherchée ; son style assez souvent incorrect, néologique et d’un goût peu épuré. Parfois sa force est de la déclamation, et sa chaleur ressemble à de la frénésie. Mais le talent est incontestable et élevé. L’auteur dit des vérités utiles et hardies. Cependant il attaque, comme étant les fautes nouvelles du gouvernement de Louis XVI, des maximes d’administration qui avaient été constamment suivies depuis le règne de Louis XIV. On voit que Bergasse se croyait déjà un homme important dans l’État ; il disait, avec un singulier abandon d’amour-propre : La fière et imposante destinée que le ciel m’a départie ; ailleurs : Le ciel m’a destiné à dire toutes les vérités, j’en aurai le courage. Toutes les vérités se pressent dans mon sein ; ailleurs encore : Je porterai l’éloquence humaine jusqu’où elle peut aller. Avec des hommes tels que Bergasse et Beaumarchais, la cause devait finir par passer bientôt des clients aux avocats eux-mêmes. Ils plaidèrent donc l’un contre l’autre devant la tourelle du parlement. Bergasse avait conservé, depuis deux ans, tous ses avantages sur son adversaire. Le public lui savait gré d’avoir attaqué le gouvernement ; le parlement avait été loué, défendu par lui, et il avait pour lui le parlement, qu’il se vantait d’avoir seul fait revenir de son exil à Troyes. Bergasse était dans la même position où s’était trouvé Beaumarchais en 1774. Il plaida le 19 mars 1789, et eut à se défendre contre les avocats Bonnet, Delamalle, Rimbert et Martineau, défenseurs de la dame Kornmann, de Daudet de Jossan, de Beaumarchais et du prince de Nassau. Ses adversaires lui reprochaient de n’avoir entrepris ce procès que par soif d’une grande célébrité, et Bergasse répondait ingénument : « J’ai fait des mémoires qui m’ont rendu célèbre, à ce qu’on assure ; et, parce que ces mémoires m’ont rendu célèbre, on en a conclu à l’audience que je n’avais écrit que pour la célébrité. » Il disait dans un autre écrit : « Pendant sept audiences j’ai demeuré devant eux, a écoutant avec une patience bien étrange tout ce que la méchanceté humaine peut inventer de mensonges, de sophismes, de calomnies. » Et il se récriait contre le système odieux des quatre avocats et contre leur inconcevable délire. Une seule citation suffira pour faire connaître jusqu’où allait, à cette époque, la liberté des plaidoiries : « Ces hommes pervers que j’ai accusés devant vous… comme ils sont loin de me connaître ! comme ils se doutent peu de l’élévation et en même temps de la sévérité des principes auxquels j’obéis… Qu’ils apprennent que, quels que puissent être encore leurs complots, leurs intrigues, leurs perfidies ; à quelques vexations que je me trouve encore réservé, je ne cesserai jamais de les poursuivre ; que tant qu’ils seront impunis, je ne me tairai pas ; qu’il faut qu’on m’immole à leurs pieds, ou qu’ils tombent aux miens. L’autel de la justice est dans ce moment et pour moi l’autel de la vengeance ; car, après tant de forfaits, la justice et la vengeance ne sont qu’une en même chose a mes yeux ; et sur cet autel, désormais funeste… je jure que jamais il n’y aura de paix entre nous ; que je serai sans cesse au milieu d’eux, comme une providence qui éclate parmi des pervers ; que je ne les quitterai plus, que je ne me reposerai plus, que je m’attacherai à eux comme le remords à la conscience coupable ; que jamais, non jamais, je n’abandonnerai ma tache commencée, jusqu’à l’instant solennel où, en prononçant sur cette masse d’attentats, les magistrats qui m’écoutent auront obtenu de nouveaux droits à la reconnaissance de la nation entière, attentive à la destinée de cette cause mémorable. Et vous, qui présidez ce tribunal auguste (c’était le fameux Lepelletier de St-Fargeau), vous l’ami des mœurs et des lois, vous dans lequel nous admirons tous, à côté des talents qui font le grand magistrat, les vertus simples et douces qui caractérisent l’homme de bien et l’homme sensible…, recevez mes serments. Dans tout ce procès, Bergasse parut couvrir d’une éloquence violente et emportée la faiblesse des preuves. Il peint Beaumarchais comme un homme exécrable, « dont on ne peut plus parler sans employer quelque expression extraordinaire (par exemple : il sue le crime), parce que les expressions communes deviennent insuffisantes quand il faut peindre tant de scélératesse. » Il lui contestait les mémoires qui firent sa célébrité[1] ; il accusait l’ex-lieutenant général de police d’avoir prostitué madame Kornmann à la société de Paris la plus infâme et la plus corrompue ; il appelait le syndic-adjoint de la ville de Strasbourg (Daudet de Jossan), « un intrigant scandaleux, connu par ses mœurs impures, ses escroqueries, etc. » Attaquant ensuite les avocats, il disait : « Je les défie de faire imprimer leurs plaidoyers… Ils ne doivent pas oublier que j’ai formé contre eux une opinion redoutable dans l’Europe entière, en publiant mes mémoires. » Ainsi, depuis plus de deux ans, la fougueuse éloquence d’un orateur toujours homme de bien et toujours indigné était restée la même. « Je nommerai tout le monde, s’écriait-il, et j’en. contracte l’engagement. Ni les dignités, ni le crédit, ni le pouvoir, ni la naissance, ne soustrairont qui que ce soit à mes justes plaintes… Je me reproche maintenant d’avoir été trop modéré… J’expierai cette faiblesse. » Et il se signale comme s’étant « exposé à la vengeance de deux ministres puissants pour sauver son pays. » — Cependant de quoi s’agissait-il ? Bergasse, qui avait incessamment cherché à répandre, dans une cause privée, la cause de la nation qui s’agitait alors ; lui qui se vantait que la France lui serait redevable du beau présent de la liberté ; lui qui criait contre le despotisme ministériel, contre l’arbitraire des lettres de cachet, écrivait depuis deux ans, sans relâche, contre la levée ou la suppression d’une lettre de cachet car c’était là toute la cause. Kornmann avait obtenu du ministre Breteuil une de ces lettres pour faire

  1. « Je le croyais alors (avec tout le monde) auteur des mémoires qui ont paru sous son nom dans l’affaire de Goezman. »