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fera honneur dans tous les temps ; elle dut passer pour un trait de générosité courageuse. Cette compagnie naissante n’existait que par Richelieu, et semblait ne devoir exister que pour lui. Poussée à l’injustice par la reconnaissance et par l’ascendant du pouvoir, elle se maintint dans la décence. C’est le meilleur exemple, et peut-être le plus difficile à suivre, que les premiers académiciens aient laissé à leurs successeurs. - Cependant, Corneille, en butte aux attaques de l’envie et du pouvoir, avait d’abord lutté avec courage : il céda, plus tard, avec adresse ; prévoyant que, pour triompher, il fallait cesser de combattre. Dès lors il ne songea plus qu’à faire tourner au profit de son talent les atteintes portées à sa gloire. Dans les libelles, prétendus littéraires, qu’on avait publiés contre lui, chacun de ses honnêtes censeurs lui prodiguait l’invective à sa manière ; mais ils s’accordaient tous sur ce point, que l’auteur de Médée et du Cid ne saurait jamais qu’imiter et traduire ; qu’il avait dérobé (c’était le mot convenu) la première de ces tragédies à Sénèque, la seconde à Guillen de Castro ; et qu’enfin ce pauvre esprit, metteur en œuvre assez adroit, mais effronté plagiaire, était convaincu, par ses propres ouvrages, d’une nullité absolue de génie tragique et d’invention (1)[1]. C’est sans doute à ces clameurs que nous devons Horace, Pompée, Cinna, chefs-d’œuvre qui ont ajouté à l’idée de la grandeur romaine. ― Corneille, qui n’avait appris la langue des poètes espagnols que pour profiter de leurs inventions, et que le succès extraordinaire du Cid dut affermir dans son projet, paraissait avoir résolu de transporter sur notre théâtre un certain nombre de leurs pièces les plus célèbres, notamment l’Héraclius, et la comédie du Menteur, qu’il imita quelques années, après. Mais alors, voulant confondre, étonner la haine envieuse qui lui supposait des larcins pour lui refuser du génie, il chercha longtemps un sujet que personne n’eût traité avant lui (2)[2]; que lui seul pût avoir l’audace de traiter, qui, pour être mis sur la scène, exigeât des efforts, disons mieux, des prodiges d’invention. Trois ans s’écoulent : Horace paraît, et l’auteur du Cid est vengé (1659). Pensée principale, ordre de scènes, situations, personnages, dialogue, tout, dans cette création irrégulière et sublime, présente un caractère de force, d’originalité, de grandeur, dont

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il n’y avait point de modèle. L’ordonnance est vicieuse, l’unité d’action violée (1)[3]: rien n’est plus défectueux ; le Cid l’était beaucoup moins : les subtilités, le faux esprit déparent souvent le dialogue ; les préparations dramatiques, la marche enfin de la première action, puisqu’il est vrai qu’il y en a plusieurs, montrent un progrès immense. Les hommes éclairés de toutes les nations connaissent les beautés d’Horace. On ne peut les définir et les louer dignement que par le simple récit des émotions qu’elles causent. En méditant cet ouvrage, on croit sentir dans son âme plus d’élévation, et l’on prend une idée plus haute de la puissance de l’esprit humain. Il n’y a point de triple action dans la tragédie de Cinna, qui suivit celle d’Horace (1659) ; mais l’unité de caractère y est manifestement violée ; l’unité d’intérêt l’est encore plus. Voltaire, qui juge Cinna d’après les données sévères d’une théorie dramatique qui n’était point celle de l’auteur, relève celle violation comme une faute surprenante, mais sans en chercher la cause, sur laquelle on reviendra. Quels que soient d’ailleurs les défauts, le nombre des beautés domine, et ces beautés sont d’un ordre à racheter tous les défauts. Aussi l’admiration de deux grands siècles a-t-elle consacré Cinna comme le chef-d’œuvre de Corneille ; opinion que je craindrais d’adopter au moment de nommer Polyeucte. ― Horace avait signalé toute la force d’un génie plein de ressources ; mais la maturité du génie s’y trouvait à côté de l’enfance de l’art. Cinna montrait des progrès dans le poète tragique. Polyeucte (1640) en a peut-être marqué le plus haut point de perfection. Supérieur, comme ouvrage dramatique, à la tragédie d’Horace, par l’unité de plan et d’action ; supérieur à la tragédie de Cinna, par l’unité de caractère et d’intérêt, Polyeucte est, de tous les chefs-d’œuvre de l’auteur, celui où il a su le mieux allier le touchant et le sublime, mouvoir avec adresse et régularité les vrais ressorts dramatiques, disposer l’ordre des scènes, et développer l’action avec autant d’industrie que de richesse : on y voit l’art de Corneille égal enfin à son génie. ― A dater de cette époque, on ne trouva plus dans ce grand homme des progrès, mais de nouveaux développements de son talent dramatique. La Mort de Pompée et le Menteur, représentés le même hiver (1641 et 1642), en offrent un double exemple. On a loué mille fois l’imposante conception de la première scène de Pompée, dont le dialogue est cependant d’une enflure inconcevable, et que rien ne peut excuser ; mais ce qu’il y a de vraiment admirable, ce qu’on doit surtout remarquer, c’est l’originalité de ce majestueux début, où l’exposition du sujet renferme le nœud de l’intrigue. Enfin le personnage noble et touchant de la veuve

  1. (1) Voy. la Lettre d’Ariste sur le Cid, celle de Mairet, les Observations de Scudéry, et ces vers, qu’un autre rival de Corneille prête à Guillen de Castro :

    Donc, fier de mon plumage, en Corneille d’Horace,
    Ne prétends plus voler plus haut que le Parnasse.
    Ingrat, rends-moi mon Cid jusques au dernier mot ;
    Alors tu connaîtras, Corneille déplumée,
    Que l’esprit le plus vain est aussi le plus sot,
    Et qu’enfin tu me dois toute ta renommée,

    Allusion au vers de l’Excuse à Ariste, que nous ayons cité plus haut. Tout ce qu’on écrivit alors contre Corneille porte le même caractère, reproduit la même accusation.

  2. (2) Pietro Aretino, que nous nommons l’Arétin, avait fait, dans le siècle précédent, une tragédie, ou plutôt un drame historique d’Horace ; mais cet Horace ne ressemble en rien à celui du poète français ; il n’était connu qu’en Italie, et ni Corneille, ni ses ennemis ne paraissent en avoir soupçonné l’existence, non plus que des Horaces de Pierre de Laudun, sieur d’Aigaliers tragédie en 5 actes et en vers, jouée en 1596.
  3. (1) « Il y a trois tragédies dans Horace, » a dit Voltaire. Il y a du moins trois actions, mais dont aucune peut-être ne pouvait fournir le sujet d’une tragédie française régulièrement ordonnée. La première action finit à la 2e scène du 4e acte : il s’agissait du sort de Rome et de la famille d’Horace ; le destin de Rome est décidé, celui de la famille d’Horace semble l’être. La seconde action commence et finit en un moment, par le meurtre de Camille. Le péril du meurtrier, presque aussitôt absous qu’accusé de son crime, remplit le reste de l’ouvrage, et forme la troisième action,