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de Pompée était encore une création, même après les caractères de Pauline et d’Emilie. - Le Menteur, imité, comme le Cid, de l’espagnol (1)[1], fut la première comédie d’intrigue et de caractère dont la France put s’honorer. Jusque-là point de naturel, point de véritables peintures de mœurs : un amas d’extravagances qui n’avaient rien de réel faisait tout notre comique ; quelque intérêt de curiosité ou plutôt d’étonnement était la seule impression qu’on pût demander à ces spectacles. Corneille, ramenant les deux scènes à la nature et à la vérité, nous apprit, dans le Menteur, ce qu’était la comédie, comme il nous avait montré, dans le Cid, ce que la tragédie devait être. Ainsi, dans l’espace de huit années, il avait frayé la route à Racine et à Molière. ― Passons la Suite du Menteur (1645), pièce dont l’exécution est trop faible, et dont Voltaire a trop vanté le sujet. Le dénoûment, ou plutôt tout le cinquième acte de Rodogune (1645) va nous faire admirer encore un nouveau développement de ce talent dramatique dont l’audace active et féconde égalait pour le moins la vigueur. Il avait jusqu’alors produit ses grands effets par le ressort de l’admiration, souvent uni dans ses chefs-d’œuvre au ressort de la pitié, qui le rendait plus tragique. Ici l’admiration a fait place à l’effroi ; une affreuse incertitude glace le cœur des personnages, fait pâlir les spectateurs, et des combinaisons profondément savantes préparent et développent le plus imposant spectacle de terreur qu’ait jamais offert le théâtre. Lorsque, après Rodogune, on trouve Théodore on est confondu d’étonnement, et l’on se croirait parvenu au temps de l’entière décadence de Corneille, si l’on ne se hâtait d’ouvrir Héraclius (1647). On croit généralement que l’idée de cette pièce appartient à Calderon, qui n’en a pas fourni le plan, comme on l’a souvent prétendu, mais qui peut en avoir inspiré quelques situations pleines d’intérêt et de pathétique (2)[2]. Nous exhorterons ceux qui seraient à portée de lire l’ouvrage espagnol : En esta Vida todo es verdad, y todo mentiza, à le comparer tout entier avec l’Héraclius français : ils verront combien Corneille agrandit Calderon par ce qu’il y ajoute, l’enrichit dans ce qu’il lui prend ; et cette comparaison leur offrira l’un des plus frappants exemples de la manière dont le génie peut quelquefois imiter, sans cesser d’être créateur. ― Don Sanche d’Aragon, comédie héroïque, où quelques traits de grandeur ne peuvent racheter le défaut d’intérêt et l’invraisemblance d’une fable plus faite pour le roman que pour la poésie dramatique, fut joué deux ans après (1650), peu de mois avant Andromède, drame précédé d’un prologue, et enrichi de musique et de divertissements, dans lequel le pré

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curseur de Racine et de Molière devint celui de Quinault. Il y avait eu déjà des pièces à machines ; mais Andromède est la première dont on ait gardé le souvenir, quoique en cessant de la lire. ― Nicomède (1652) ne ressemblait à rien de ce que nous avons vu jusqu’ici. Un héros environné de périls qu’il ne repousse qu’avec l’ironie, telle est la première donnée de l’ouvrage, et l’on ne peut qu’être surpris, moins, il est vrai, à la lecture qu’à la représentation, du parti que le poète en a tiré pour l’effet théâtral de ce rôle. C’est le caractère comique du railleur, élevé, par la grandeur d’âme et par le rang du personnage, à l’énergie, au sublime, et presque à la dignité de la haute tragédie. Rien n’a mieux prouvé un talent inépuisable en ressources. - La carrière de Corneille n’avait encore été marquée que par des triomphes ; mais il touchait au moment de faire l’essai des revers. La chute de Pertharite (1655) le surprit et l’affligea comme une première infortune. Méconnaissant l’intervalle immense qui séparait ses chefs-d’œuvre d’un ouvrage si peu digne de lui, il crut voir chanceler dès lors tout l’édifice de sa gloire. Le sentiment amer de l’injustice entra dans cette âme ardente, et la remplit de douleurs ; il accusa le public d’inconstance et renonça au théâtre, en se plaignant d’avoir « trop longtemps écrit pour « être encore de mode. » ― Il fallait un aliment à son imagination, une distraction à ses craintes, un soulagement à ses regrets. Des sentiments de piété qu’il avait eus dès sa jeunesse, et le besoin de produire qui ne l’abandonna jamais, le portèrent à les chercher dans un travail simple et facile, qui lui offrait des consolations, et le rappelait sans cesse à de sublimes espérances. Ainsi l’auteur de Polyeucte résolut de se borner au rôle modeste d’interprète de Gerson (1)[3] ou d’A-Kempis. ― Une explication si naturelle de ce qui n’avait peut-être aucun besoin d’être expliqué ne pouvait convenir à ces compilateurs dont le zèle indiscret a grossi presque toutes les vies des grands hommes de cent contes impertinents. On eut la simplicité ou l’effronterie de répandre que l’Occasion perdue et recouvrée, du sieur de Cantenac (voy ce nom), était l’ouvrage de Corneille, qui s’en était confessé, comme d’une pièce impure, à un petit-père de Nazareth, par l’ordre exprès d’un chancelier de France ; que ce petit-père avait donné pour pénitence à Corneille de mettre en vers le premier livre de l’Imitation de Jésus-Christ ; que la reine, après avoir lu cette paraphrase expiatoire, avait fait prier l’auteur de traduire ainsi le second livre, et qu’enfin ce nous devions le troisième à une grosse maladie dont M. Corneille se tira heureusement (2)[4]. » Des hommes d’esprit, tels que la Monnoie, s’étant donné le ridicule de répéter ces

  1. (1) Cette pièce a pour titre, dans l’original, la Sospechosa Verdad (la Vérité suspecte). On doute encore aujourd’hui si elle est l’ouvrage de Pedro de Roxas, de Juan d’Alarcon ou de Lopez de Véga. Il serait trop long d’exposer les motifs qui nous portent à croire que le premier de ces poètes en est le véritable auteur.
  2. (2) D’autres, au contraire, prétendent, avec moins de vraisemblance, que Calderon a eu connaissance de la tragédie de Corneille avant d’écrire sa Famosa Comedia, et qu’il en a profité. (Voy. CALDERON.)
  3. (1) Il avait déjà mis en vers quelques chapitres du livre de l’Imitation de Jésus-Christ, et les avait publiés comme un essai ; mais ce fut à cette époque qu’il se consacra tout entier à ce travail, ce qu’il appelait lui-même « sacrifier sa réputation à la gloire du souverain auteur. »
  4. (2) Voy. le Carpenteriana, imprimé en 1724, deux ans après que la Monnoie eut reproduit cette fable absurde comme une chose avérée, dans son édition des Jugements des savants.