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inepties, il s’est trouvé d’autres hommes qui se sont donné la peine de les réfuter sérieusement. Ceux qui seraient curieux d’un plus ample informé peuvent en prendre le plaisir dans les Mémoires de Trévoux (décembre 1724), et consulter avec fruit la savante Dissertation sur soixante traductions françaises de l’Imitation de Jésus-Christ, publiée par Barbier. Celle de Corneille eut une vogue que l’auteur infortuné de Pertharite dut confondre avec un succès. Elle produit d’ailleurs la même impression que ses Poésies diverses : quelques traits dignes du grand Corneille, et qui pourraient difficilement être d’un autre, y font succéder, par intervalles, l’admiration à l’ennui. - Près de six années s’écoulèrent dans ce travail malheureux, Corneille regrettant toujours d’avoir quitté le théâtre, et redoutant d’y revenir. Mais, déterminé par Fouquet, il eut le malheur d’y reparaître en 1659, et de défigurer le plus beau, le plus pathétique sujet de la tragédie antique. Cependant Œdipe réussit, et ce succès, si doux à un vieux triomphateur, le rengagea dans la carrière qu’il n’avait abandonnée qu’avec la douleur d’un banni, forcé de fuir la patrie, pleine encore du souvenir et des trophées de ses victoires. Il tenta un nouvel essai pour réunir le chant à la poésie, et les décorations de la Toison d’or (1661) furent encore plus applaudies que les déclamations d’Œdipe. Enfin ce fut son génie qu’on put justement applaudir : après une éclipse si longue, il jeta de nouveaux éclairs dans une scène de Sertorius (1662), et dans quelques discours nobles et fiers de l’héroïne de cette pièce, l’un des beaux rôles de mademoiselle Clairon. Sophonisbe, moins heureuse (1665), ne fit point oublier, ou plutôt fit remettre au théâtre la tragédie que Mairet avait donnée sous le même titre, sept années avant le Cid ; mais on sut gré à Corneille de quelques traits de caractère et de mœurs rendus avec énergie, et qui rappelaient Cinna. On crut retrouver dans Othon (1664) le même genre de mérite à un degré supérieur. En effet, quelques morceaux, ou, si l’on veut, quelques vers tels, qu’on devait les attendre de Corneille inspiré par Tacite, une exposition adroite et tracée avec beaucoup d’art, l’ont soutenu longtemps au théâtre, où Agésilas (1666), Attila (1667), ne firent que se montrer, comme pour annoncer qu’un grand homme, qui avait eu le malheur de vieillir sans rivaux, allait trouver un vainqueur. Trois ans après, Bérénice avait confirmé le présage (1)[1]. Pulchérie et Suréna (1672 et 1674) furent les derniers efforts de l’auteur d’Horace et de Cinna, qui poursuivit longtemps la gloire, après avoir perdu son génie. ― Des admirateurs indiscrets ont représenté ce grand poète comme livré au seul instinct du talent : et l’écrivain qui a le plus fortement calculé tous ses effets semblerait les avoir tous produits par de soudaines illuminations. Si ses chefs-d’œuvre eux-mêmes ne

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suffisaient pas pour démentir une assertion si étrange aux yeux de quiconque a réfléchi sur la marche de l’esprit humain, il faudrait renvoyer ceux qui persisteraient à y croire, aux préfaces de. Corneille, aux examens qu’il a faits de ses pièces, à ses discours sur l’art dramatique (1)[2]. Ils y trouveraient les résultats de vingt années d’expérience, c’est-à-dire vingt années de méditation, à moins qu’on ne veuille confondre l’expérience et la routine ; ils y verraient même quelquefois la théorie de Corneille le conduire à devancer les combinaisons aussi délicates que savantes des poètes qui depuis ont perfectionné cet art, dont il fut chez nos aïeux le premier législateur comme le premier modèle. ― Lorsque après avoir ainsi parcouru tous ses ouvrages, et cherché à se rendre compte des principales qualités que chacun de ses chefs-d’œuvre suppose, on veut enfin se former une idée générale et précise de son théâtre et de son talent, ce qui frappe d’abord et impose, c’est la puissance de conception, l’admirable vigueur de tête avec laquelle il creuse, féconde et développe ses sujets ; c’est la force des combinaisons, l’adresse, l’abondance et la variété des préparations dramatiques. Ses plus beaux effets sont fondés sur une lutte énergique de la grandeur d’âme contre l’intérêt, ou du devoir contre les passions. Ce combat, quoi qu’on ait pu dire, est éminemment tragique ; mais il exige surtout un savant et difficile équilibre dans les moyens opposés de l’action. Corneille a mis trop souvent la force dans l’un des poids de la balance, et la faiblesse dans l’autre. L’héroïsme et le devoir ne sauraient être vaincus ; la passion ose à peine combattre. Dès lors plus d’incertitude : le personnage étonne par son caractère sans surprendre par ses actions ; il triomphe sans gémir ; on l’applaudit sans le plaindre : l’intérêt s’évanouit, l’admiration même s’altère : il y a moins de naturel et de vérité dans la peinture, d’où il suit qu’il y a moins de véritable grandeur. Mais quand les passions touchantes, vaincues par l’inflexible devoir, osent se montrer encore dans tout l’empire de leur douleur ; quand l’héroïsme, vainqueur des intérêts les plus chers, s’immole par son triomphe et se voit forcé d’en gémir, l’enthousiasme qu’il fait naître est aussi déchirant que sublime ; on sent que l’admiration peut devenir théâtrale, et que Descartes a dit vrai lorsqu’il l’a nommée une passion ; car c’est ainsi que les cœurs élevés l’inspirent et l’éprouvent. Dans ces moments où Corneille se rapproche de la nature sans descendre des hauteurs de son imagination, aucun poète dramatique ne peut lui être préféré. Il saisit, il touche, il enlève ; il s’empare à la fois de toutes les facultés de notre âme, et les entraîne à volonté dans toutes les émotions qui l’agitent. ― Ce grand homme a essayé tous les genres de sujets. ― Ceux qui n’ont vu la tragédie que dans les combats de cœur et les infortunes touchantes ont dû souvent se méprendre sur son but

  1. (1) Personne n’ignore, en effet, qu’Henriette d’Angleterre, alors duchesse d’Orléans, avait fait engager secrètement Corneille et Racine à traiter le sujet de Bérénice ; que les deux pièces furent représentées en même temps ; qu’on appela ces représentations un duel, et que le vainqueur fut Racine.
  2. (1) Ils sont au nombre de trois. Le premier a pour titre : de l’Utilité et des Parties du poème dramatique ; le second : de la Tragédie ; le troisième : des trois Unités.