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rompu, brûlant et rapide comme l’éclair ; développements oratoires, à la fois naturels et forts, imposants et pathétiques ; élévation de pensée, chaleur de sentiment, énergie de tournures ; mouvements vrais de passion unis aux raisonnements d’une dialectique pressante ; et par-dessus tout, ces élans, ces saillies d’une âme forte et profondément émue, ces traits du plus étonnant sublime, qui ont mérité à l’auteur le nom de grand, voilà ce qu’on trouve réuni dans la plupart de ses belles scènes, ce qu’on ne saurait trop admirer : mais on y trouve aussi quelquefois une malheureuse affectation de dialectique, le raisonnement mis à la place du sentiment, et, qui pis est, le raisonnement peu naturel, dégénérant en arguties revêtues des formes de l’école ; des naïvetés comiques mêlées aux nobles accents de la haute tragédie ; enfin des traits de déclamation ou de fausse grandeur ; des traits d’affectation ou de faux esprit. Tels sont les trois vices principaux du dialogue et du style de Corneille. Ces vices, fort graves sans doute, pouvaient bien tenir en partie au temps, à de premières habitudes, à des modèles dangereux ; mais ils avaient certainement leur racine dans la nature même du talent et l’esprit de ce grand homme, peut-être aussi dans la trempe de son caractère et l’on doit pour le moins douter qu’en aucun temps il eût pu s’en dépouiller, et n’en pas conserver de trace. Ne disons pas, comme on l’a fait tant de fois, que son génie fut inégal, puisqu’il a toujours, et dans tout, les mêmes genres de beautés, les mêmes genres de fautes ; mais ne soyons pas éloignés de croire qu’en recevant de la nature, au plus éminent degré, presque tous les dons supérieurs qui font les grands écrivains, il n’en avait pas obtenu, dans la même proportion, ces heureuses qualités qui font les écrivains habiles et constamment fidèles au goût. Quoi qu’il en soit, si on le juge par le nombre, et ce qui n’est pas moins vrai, quoique bien plus surprenant, par la nature de ses fautes, il est peu d’écrivains irréguliers et bizarres qu’on puisse mettre au-dessous de lui ; si on le juge par le nombre et surtout par la nature et l’ordre de ses beautés, il n’y eut peut-être en aucun siècle et chez aucune nation, de poète, d’orateur, d’écrivain sublime en aucun genre, qu’on puisse mettre au-dessus ; il en est même fort peu, entre les plus admirables, qui méritent l’honneur insigne de lui être comparés. ― Cet homme, si grand au théâtre, ne portait, dit-on, dans le monde que des manières communes et la simplicité d’un enfant. Vigneul-Marville, ou plutôt D. Bonaventure d’Argonne, raconte que « la première fois qu’il le vit, il le prit pour un marchand de Rouen. Sa conversation était si pesante, ajoute le même écrivain, qu’elle devenait à charge dès qu’elle durait un peu. » Si l’on n’avait à cet égard qu’un si faible témoignage, il serait très permis de douter ; mais la Bruyère, Fontenelle, tous ceux qui ont pu connaître Corneille, ou fréquenter ces personnes qui l’avaient connu, ont parlé de ses manières et de sa conversation comme le prétendu Vigneul-Marville : enfin Corneille lui-même en parle comme Fontenelle et la Bruyère. Dans un billet à

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Pellisson, il dit avec la candeur d’un amour-propre naïf, d’une modestie sans feinte :

Et l’on peut rarement m’écouter sans ennui,
Que quand je me produis par la bouche d’autrui (1)[1].

Cet aveu est décisif, mais il doit peu nous surprendre. Pour causer avec finesse et avec grâce, il ne suffit pas de penser avec noblesse et profondeur : il faut avoir vécu dans un monde élégant ; il faut surtout posséder ce charme heureux de l’à-propos, cette fleur d’imagination, cet esprit prime-sautier, comme le nommait Montaigne, dons aimables qu’on a vus embellir quelquefois le génie, mais que le génie lui-même ne suppose pas toujours. À ces manières communes, Corneille joignait encore une brusquerie d’humeur, une apparente rudesse qui pouvaient, au premier aspect, donner de son caractère une idée peu favorable. C’est un reproche qu’il partage avec le héros du même siècle le plus célèbre par sa bonté. Au fond, l’âme de Corneille, comme celle de Turenne, renfermait l’humanité, la douceur, la confiante amitié. Il fut bon fils, bon époux, bon père. Il put avoir des défauts, mais on ne lui connut point de vices. Il conserva des goûts simples, parce qu’il avait des mœurs pures. Il sut goûter les douceurs de la vie domestique, et trouver son bonheur dans ses devoirs. Son frère et lui couraient la même carrière ; ils avaient épousé deux sœurs, et, sans arrangement de fortune, sans partage de successions, les deux ménages confondus ne firent qu’une même famille, tant que vécut l’aîné des deux frères. Ce ne fut qu’après sa mort qu’ils songèrent à connaître leurs droits et à discuter leurs intérêts. Reçu à l’Académie française en 1647, à la place de Maynard, il était doyen de la compagnie, et âgé de 78 ans, lorsque, le 1er octobre 1684, il fut enlevé à la France, qui lui donna le nom de grand, « non-seulement pour le distinguer de son frère, mais du reste des hommes (2)[2]. » ― Dès longtemps admiré avec enthousiasme

  1. (1) « Il ne faut l’entendre qu’à l’hôtel de Bourgogne, » disait aussi le grand Condé. Si ce mot n’est pas tiré des vers mêmes de Corneille, c’est une rencontre assez piquante pour mériter d’être remarquée.
  2. (2) Corneille eut trois fils, dont l’aîné fut capitaine de cavalerie, et devint gentilhomme ordinaire ; le second, officier de cavalerie comme son frère, fut tué dans la fleur de l’âge, avant 1676, et le troisième, qui avait embrassé l’état ecclésiastique, obtint, en 1680, le bénéfice d’Aigues-Vives, près de Tours. Lorsque, en 1760, Voltaire se chargea de l’établissement d’une petite-nièce de Corneille, il ignorait, et toute la France ignorait comme lui qu’il existait une descendante directe de ce grand homme, tombée aussi dans l’indigence, et qui avait plus de droits aux bienfaits des amis des lettres. Cette unique et modeste héritière d’un des noms les plus illustres de l’Europe existait encore au commencement du 19e siècle, et l’auteur de cet article, qui se félicitait d’avoir eu l’honneur de se trouver avec elle sur la fin de 1808, apprit, quelque temps après, avec la joie la plus vive, que le gouvernement n’avait pas été imploré en vain par de généreux amis de cette femme respectable, et qu’il avait placé deux de ses neveux, l’un au lycée de Versailles, l’autre à celui de Marseille. Mademoiselle Corneille avait inspiré à Malesherbes l’intérêt le plus touchant. En 1792, il remit en sa faveur à Collin d’Harleville (qui avait fait obtenir à leur protégée une pension sur la Comédie) un mémoire qui n’est pas imprimé, mais dont je dois la lecture à l’obligeance d’un des comparateurs les plus distingués de la Biographie, M. Villenave, qui en possède l’original, corrigé de la main de Malesherbes. On voit par ce mémoire, et par des notes dont il est accompagné, que le fils aîné de Corneille eut d’un mariage secret un fils nommé Pierre-Alexis, marié lui-même à Nevers (1717), où il donna le jour a Claude-Etienne Corneille, père de mademoiselle Corneille, dernier rejeton d’une famille aussi maltraitée par la fortune que favorisée par la gloire. Jamais généalogie ne parut mieux constatée.