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MICHEL-ANGE.

chassé de son palais et n’y retournerait plus. Pierre de Médicis était de nature insolente et frivole. Ni la bonté du cardinal Jean, son frère, ni la courtoisie et l’humanité de son oncle Julien ne purent empêcher que de tels vices n’arrivassent à le faire chasser de Florence. Michel-Ange engagea Cardière à faire part de ce songe à Pierre et à lui signifier l’ordre de Laurent ; mais l’ami, craignant la nature du prince, garda le secret pour lui seul. Un autre matin, comme Michel-Ange était dans la cour du palais, Cardière l’aborda tout épouvanté et dolent et, de nouveau, lui dit que, la nuit précédente, Laurent lui était réapparu dans la même triste tenue qu’avant. Les yeux ouverts, il l’avait vu lui donner un grand soufflet, parce qu’il n’avait pas rapporté à Pierre ce qu’il avait vu. » Alors Michel-Ange le réprimanda et tant lui en dit que Cardière, prenant courage, partit sitôt à pied pour Careggi, villa de la maison des Médicis, à trois milles environ de Florence. Quand il fut à mi-chemin, il rencontra Pierre qui retournait au palais et, l’arrêtant, il lui fit part de ce qu’il avait vu et entendu. Pierre s’en moqua et, appelant ses estafiers, il en fit mille risées. Le chancelier lui-même, qui fut plus tard le cardinal de Bibbiena, dit à Cardière : « Tu es un fou. À qui crois-tu que Laurent veuille plus de bien, à son fils ou à toi ? Si c’est à son fils, n’aurait-il pas plutôt apparu, s’il est possible, à lui qu’à toute autre personne ? » Ainsi raillé, on le laissa aller. De retour au palais et faisant part de sa plainte à Michel-Ange, il lui en parla si impressionnément que celui-ci, tenant la chose pour certaine, à deux jours de là et avec deux compagnons de route, quitta Florence et s’en alla à Bologne, pour gagner de là Venise, craignant de n’être plus en sûreté dans Florence, si ce que Cardière prédisait allait se réaliser.

XV. — Quelques jours plus tard, manquant d’argent (car il payait pour ses compagnons de route), il songea à s’en retourner à Florence. Arrivé à Bologne, le fait suivant leur arriva. Dans ce duché, au temps de messer Jean Bentivolio, une loi était en vigueur en vertu de laquelle tout étranger qui entrait à Bologne était marqué du sceau à la cire rouge, sur l’ongle du gros doigt. Aussi bien, Michel-Ange ayant pénétré dans la ville et s’étant soustrait sans le savoir à la marque du sceau, fut emmené avec ses compagnons à l’office des Bullette et condamné à payer cinquante livres en monnaie bolonaise. Comme il n’avait pas le moyen de s’acquitter et qu’il restait prisonnier à l’office, un messer Gian-Francesco Aldovrandi, gentilhomme bolonais, qui était alors un des Seize, voyant là Michel-Ange et entendant son cas, le fit libérer, surtout lorsqu’il eut appris qu’il était sculpteur. Il l’invita dans sa maison. Michel-Ange le remercia, prenant excuse de ses deux compagnons qu’il ne voulait pas quitter, encore qu’il n’aurait pas voulu abuser de l’hospitalité offerte. À quoi le gentilhomme répondit : « À ce compte, j’irai aussi avec toi faire le tour du monde, si tu en veux payer les frais. » Ces paroles persuadèrent Michel-Ange, qui s’excusa auprès de ses compagnons ; et après leur avoir donné le peu d’argent qui lui restait en poche, il s’en vint loger chez le gentilhomme.

XVI. — Sur ces entrefaites, la maison des Médicis, chassée de Florence avec tous ses partisans, s’en vint à Bologne et se logea chez les Rossi. Ainsi la vision de Cardière (soit communication diabolique, soit prédiction divine ou résultante d’une imagination forte) se trouva vérifiée. Cette chose, vrai-