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LA MISÈRE

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« Au fait, dit-il d’un ton bourru qu’elle vienne ou ne vienne pas, ça m’est parfaitement égal, tu comprends. Et je suis bien bon de m’occuper ainsi de mes ouvriers. Mais voilà ! on a trop de cœur et ça ne vaut rien dans notre métier. » Et comme Auguste, de plus en plus étonné, restait là à regarder M. Rousserand, celui-ci demanda avec une voix qui n’avait rien d’amical. Eh bien que fais-tu là ? Crois-tu que je n’ai pas autre chose à faire que de m’occuper d’une petite coureuse que vous avez tous si mal gardée ? Me Brodard était au lavoir, les petites sœurs à l’école et Angèle seule à la maison berçait Lize sur ses genoux, quand Auguste revint de la tannerie. Les beaux cheveux blonds de la jeune femme ruisselaient sur ses épaules et serpentaient le long de son corsage. Elle était en train de se peigner quand la petite avait eu soif, et s’était mise à crier. Elle était adorable avec ses longues paupières baissées sur l’enfant, les lèvres entr’ouvertes par un doux sourire, son petit nez grec, son grand front rêveur, l’ovale parfait de son visage raphaélien. Dans sa blancheur pourprée, son teint avait un éclat extraordinaire. Avec sa petite gorge nue, les genoux relevés pour donner le sein à sa fille, elle ressemblait au type de la maternité, tel que le rêvent les peintres et les sculpteurs. Auguste demeura frappé de la beauté d’Angèle, de son air candide et bon. De nouveau, elle lui remplit le cœur, comme lorsqu’ils étaient petits tous deux et qu’il l’aimait tant. Non ! non ! cette charmante créature n’était pas ce qu’on croyait, bien sûr. Il y avait de la fatalité dans son malheur. Et Auguste s’indignait en songeant que bien des gens la méprisaient. Ce M. Rousserand en parlait avec un sans-gêne… Auguste aurait donné une de ses mains pour que ce qui était ne fût pas. Mais les faits sont inexorables. Et la colère gonflait la poitrine de l’apprenti. Oh ! s’il avait tenu l’homme qui avait déshonoré Angèle !… il eût été capable de l’étrangler lui, chétif, quand bien même c’eût été le patron !… le patron, une espèce d’Hercule. Ce rapprochement fit monter le rouge au visage d’Auguste. Il s’en voulait d’une telle pensée. Un homme qui avait la religion du travail et une si belle femme… Allons donc, c’était tout bonnement idiot, et méchant par-dessus le marché. Pourtant, il avait eu un drôle de regard tout de même, le patron, lorsqu’il avait espéré qu’ELLE allait revenir. Et puis cette répugnance de la jeune fille… Allons donc, il devenait fou ! Et pourtant il n’y avait pas à tortiller, le patron avait eu une drôle de binette. Mais qu’as-tu, demanda Angèle, qu’as-tu donc à me regarder comme ça, en roulant des yeux ? Auguste venait de prendre son parti, il allait brusquer les choses. Écoute, répondit-il, je viens de chez M. Rousserand ; il veut te voir. — Ah ! C’est un brave homme, un ancien ami du père. Un ami du père ! C’est lui qui t’a conté ça ? Un ami du père ! cette canaille ! — Tu es injuste, Angèle ; le patron aime un peu les curés, c’est vrai, mais au fond, il est brave, et il nous veut du bien.