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LA MISÈRE

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connaissait déjà sa grand’mère, ça lui riait avec un petit air… Il fallait l’aimer, quoi Et la nourrir, et s’échiner pour elle. Ah misère ! Il ne manquait plus que ce grain au chapelet. Quand elle redescendit, Mme Brodard fut bien étonnée de ne pas voir Angèle et la petite. Louise et Sophie avaient mis la soupe sur le feu. Auguste non plus n’était pas là et l’heure était passée. La mère se souvint que son fils ne l’avait pas aidée à décharger son linge. Cette particularité l’inquiéta. Elle sortit pour aller à la recherche de ses enfants. Sur l’escalier, elle rencontra la concierge qui lui dit qu’Angèle avait passé en pleurant devant sa loge. Elle avait un paquet et sa petite dans les bras. Pour Auguste, elle l’avait vu aussi. Il avait la figure bouleversée. Il était pâle comme un navet. On aurait dit qu’il venait de faire un MAUVAIS COUP ! >> Les plus horribles pressentiments agitèrent la pauvre femme. Une douleur interne lui serra le cœur. Effarée, elle s’enfonça dans l’ombre pour aller à la recherche de ses enfants. V LE MEURTRE Auguste était retourné à l’usine, mais il n’avait pu travailler. Il avait rôdé un peu partout pour trouver le patron. Le patron était chez lui, c’est-à-dire dans l’une des superbes maisons qu’il s’était fait construire sur le boulevard de PortRoyal. Ce M. Rousserand, — c’était à n’y rien comprendre ce M. Rousserand avait là, tout un pâté de maisons neuves ; et il y avait des gens qui pouvaient nier la puissance de l’épargne, quand le tanneur, ayant commencé sans un sou vaillant, avait une rue à lui. On racontait des choses impossibles de la maison qu’il habitait avec sa famille. S’il fallait en croire le vieux surveillant qui y allait quelquefois, pour des commissions à la patronne, ce n’était qu’or et velours dans les chambres de M** Rousserand. Le patron ne recevait jamais ses ouvriers chez lui, Auguste dut l’attendre devant la belle grille du jardiu, au fond duquel on voyait un charmant pavillon Louis XV. Pendant qu’Auguste, sous le grésil et sous le vent de mars, attendait battant l’asphalte d’un pied impatient, le maître tanneur, enveloppé d’une robe de chambre en éachemire gris de perle, doublée de satin ponceau, les pieds dans de chaudes pantoufles de soie que sa femme lui avait brodées, Monsieur Rousserand se carrait dans un vaste fauteuil. Ce n’était plus le patron comédien, posant pour ses ouvriers, dans un milieu puant, avec des habits sales, c’était le capitaliste arrivé jouissant avec volupté de tous les raffinements de la richesse.