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LA MISÈRE

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Elle s’élança vers le siège infâme, s’y étendit, livra son beau corps à qui le voulait voir. Et, quand ce fut fini, quand elle se retrouva debout, les mains sur ses yeux, elle redemanda d’une voix basse et tremblante qu’on lui ouvrit la porte. Mais tout n’était pas fini. Une fois entre les mains de la police française, les choses ne vont pas si vite du côté de la liberté, pour les citoyens et surtout pour les citoyennes arrêtées indûment par cette institution pourrie, restes de la vieille société et des plus mauvais gouvernements du passé. Angėlė devait encore subir la formalité de l’inscription. L’agent conduisit la petite Brodard à travers la préfecture dans différents bureaux ; cela prenait beaucoup de temps. C’est tout ce qu’elle percevait de ses allées et venues, pendant que l’agent lui parlait d’une voix cauteleuse. Dans une sorte d’effarement stupide, elle se laissait mener à travers les longs corridors, sans savoir où, sans savoir pourquoi. L’agent lui expliquait qu’on la mettrait en CARTE. Après ça, elle serait bien tranquille et libre de faire tout ce qu’elle voudrait, sans avoir rien à craindre, de la police, au contraire. La CARTE était une sûreté personnelle, un gagne-pain comme un autre. Et si la petite voulait, elle ne manquerait pas de protecteur. Ah ! on allait la mettre en carte, comme Olympe ? Eh bien ! après ? Après ? Elle s’en fichait ; elle se fichait de tout, à présent. Après, elle aurait le droit de courir vers son enfant. N’était-ce pas là tout ce qu’elle voulait ? que lui importait le reste ? Elle parlait avec une grande animation, l’œil allumé par la fièvre, prenant l’agent pour confident de ses espérances : Elle retrouverait Lize vivante, bien sûr ! Est-ce qu’il n’y avait pas un Dieu ? Est-ce qu’un petit agneau comme ça, un ange n’était pas toujours sous la protection du ciel ? L’agent était bien de cet avis ; la petite mère n’avait pas à s’inquiéter. Enfin, Angèle Brodard fut inscrite sur le registre de la police des mœurs, sous le n° 4386. On lui délivra sa carte. Elle était en règle, maintenant, ou du moins elle le serait, quand elle aurait choisi son domicile et qu’elle l’aurait fait connaître à la préfecture. Elle devait être dans ses meubles ; sans quoi, il fallait qu’elle entrât dans une maison de tolérance, c’était encore le règlement. L’agent lui expliquait minutieusement toutes ces choses. Il était bien aimable et la regardait d’une façon tout à fait bonne. On voyait qu’il lui voulait du bien. Il offrit à la petite de parler pour elle à une directrice de maison, une femme charmante et si maternelle pour ses filles ! cela ne s’appelle pas de la contrainte. Je suis à même d’affirmer d’après mes renseignements particuliers que, dans certaines circonstances, on na pas usé de tant de longanimité. Il est avéré que des vierges ont été brutalement soumises à la visite : on ne dira pas que c’est de leur plein gré. (Rapport présenté au conseil municipal de Paris, par M. Yves Guyot, séance du 26 novembre 1880.)