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LA MISÈRE

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Qu’est-ce que c’est ? demanda Angèle. Amélie voulait répondre, Olympe lui coupa la parole et expliqua minutieusement les choses, sans rien déguiser, avec des termes qui donnaient chaud à la petite. Elle expliqua longuement les obligations de la carte. On était forcée de suivre le premier venu. Il fallait passer à la visite tous les quinze jours, au moins ; pour la moindre chose, on était envoyée à Saint-Lazare. Les agents des mœurs étaient de la clique, des salopiaux auxquels il fallait graisser la patte, sans quoi on en voyait de dures avec eux. Et puis il y avait la patente ; fallait payer au gouvernement bien plus que pour un autre état. Et pourtant, il y avait des saisons où les affaires allaient bien mal. Enfin, il y avait ceci et cela et, comme bouquet, les mauvaises maladies qui vous clouaient à l’Oursine pour des mois pendant lesquels on vous coupait, on vous brûlait comme de la viande de boucherie. On pouvait être arrêtée sans savoir pourquoi, retenue en prison sans avoir rien fait de mal. Voilà ce que c’est, termina la grande fille. Mets-toi en carte, si tu veux. Angéle se révolta : Oh ! non ! non ! fit-elle en serrant contre son sein la petite Liza qui, de ses grands yeux étonnés, regardait la flamme des becs de gaz danser dans l’ombre épaisse du boulevard. Oh ! non, non ! Je ne veux pas. Je veux être honnête, moi ! — Alors, répondit cyniquement Amélie, t’as pas besoin de nous, ma fille, si tu postules pour la rose ; c’est pas not’affaire de t’aider. Chacun son idée, fit Olympe, c’est jeune… c’est plein d’illusions. Elle en reviendra. Je ne lui donne pas trois semaines pour se convaincre qu’une femme, avec un mioche ne peut pas vivre de son travail, à Paris. Non ! non ! Est-ce que nous n’avons pas toutes passé par là ? th ! malheur ! la vertu est-ce pas notre premier rêve !… Moi, pas, déclara Amélia, j’ai toujours pensé que c’était de la blague. Olympe eut l’air de ne pas avoir entendu ; elle ajouta en fermant les yeux et se pressant le front de sa main amaigrie, comme si elle regardait en-dedans, passer les images de ce qu’elle allait dire. Oui, n’est-ce pas, tu voudrais trouver un travail qui te donne de quoi manger à toi et à la petite, de quoi payer une chambrette sous les toits, de quoi t’acheter quelques loques passables, sur le carreau du Temple ! Hein ! Est-ce ça ? Angèle fit signe que oui. Olympe éclata d’un rire de pitié : Tu n’es pas dégoûtée, fit-elle. Amélie ne comprenait plus. Tout ça l’ennuyait. Elle ne voyait pas pourquoi on avait des remords, des hésitations, un tas de machines qui ne servaient à rien qu’à rendre le monde malheureux. Il aurait fallu qu’au lieu de tomber entre les pattes de quelque gamin, qu’elle ne voulait pas nommer dans la crainte qu’on fasse du bobo à son chéri, il aurait fallu qu’Angèle rencontrât un homme comme Nicolas, par exemple ; en voilà un qui s’entendait à styler une femme !… Angèle, toute frissonnante sous le vent de la nuit, mal garantie par sa mince