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LA MISÈRE

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de repêcher dans la Seine. Les yeux grands ouverts, il avait l’air de regarder le monde. Je demeurai là des heures et des heures à le voir, oubliant ma faim et songeant que bientôt je serais à ses côtés et que la foule ferait des réflexions en me voyant. Ce serait la première fois qu’on me plaindrait. « J’entendais d’avance les habitués de la Morgue dire entre eux : « Oh ! ce pauvre garçon ! < Comme il est jeune ! << Comme il est maigre ! « On dit qu’il s’est suicidé ! « N’est-ce pas une horreur de penser à ça ! << Un enfant ! « Il commençait à faire sombre. Chacun s’en allait diner. J’étais presque seul mais toujours auprès du machabée. Tout à coup, il me sembla qu’il avait fait un mouvement et que ses grandes prunelles grises s’étaient arrêtées sur moi. << Je m’enfuis. > « Toute la nuit j’errai sur le quai, dévoré par la faim, marchant comme dans un rêve, sous le ciel plein d’étoiles ; regardant l’eau noire où se noyait la lumière des becs de gaz. > « < Auprès de moi, j’entendis un chien ronger un os, je voulus le lui prendre. Ce chien, peut-être un affamé comme moi, me mordit. Je descendis la berge pour aller laver ma blessure dans l’eau de la Seine. Mais cette eau qui devait bientôt me couvrir, grondait comme une meute de dogues en se brisant aux arches. Ca me faisait froid dans le dos. « Je remontai sur un pont. C’était le pont Notre-Dame. » « Le jour venait, un beau jour qui rayait le ciel d’une grosse barre couleur de rose. Des marchandes de fleurs commençaient à passer sur leurs petites voitures et puis, des ménagères qui allaient au bateau. » << Des jardins de l’évêché montaient des odeurs de lilas qui me faisaient mal à la tête. Des terrassiers allaient et venaient causant de leur travail ; puis des blanchisseuses, les manches retroussées, leurs battoirs à la main, descendaient vers la Seine se racontant leurs misères, se plaignant d’être obligées de laisser de si bonne heure le ménage, les enfants. Mais, il fallait gagner sa chienne de vie et celle des moutards. > « Aucune ne faisait attention à moi. Tout ce monde, malheureux entre les malheureux, avait pourtant un gîte. Ils en sortaient, ils y retourneraient le soir. Un lit ! un gîte à soi ! on ne sait pas assez ce que ça vaut. Celui d’où je venais, où l’on me porterait bientôt se dressait là-bas au-dessus de la berge, et je voyais son petit toit rougeâtre briller au soleil levant. » << C’était triste tout de même de songer que je pouvais pourrir sur ces tables de marbre, et que personne au monde, personne ne viendrait me réclamer ! Hélas ! depuis la mort de ma mère, aucun ne s’était occupé de moi que pour me faire du mal ou m’enfermer comme un malfaiteur. » Non, pour sûr, on ne viendrait pas réclamer ma pauvre carcasse. » « J’étais si désespéré, j’avais si faim et pourtant j’hésitais à en finir. Le ciel était