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LA MISÈRE

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Sous le gouvernement de la République n’a-t-on pas le droit d’exprimer sa pensée ? Le juge fronça le sourcil. Il était légitimiste et attribuait toutes ses disgrâceș aux tendances libérales de son époque. La forme républicaine lui était odieuse. Il répondit : — Tous les gouvernements ont le droit de se défendre contre des doctrines qui mettent la société en péril et la justice n’aura jamais assez de sévérité pour leurs auteurs. C’est une appréciation personnelle, monsieur le juge. — C’est celle de la loi et je vous le répète, je dois vous retenir en prison. C’est un abus de pouvoir, voilà tout. J’ai été arrêté pour un autre, le droit, l’équité veulent qu’on me rende sur-le-champ ma liberté. Mais si vous n’êtes pas le nihiliste qu’on recherche, vous êtes un de ces révolutionnaires contre lesquels les gouvernements ne sont jamais assez armés. Faites ce que vous croyez être votre devoir ; mais alors permettez-moi de faire aussi le mien. Le suppléant était juste au fond, nous l’avons dit, il devait écouter les prévenus, quels qu’ils fussent, et il prenait toujours le temps de les entendre. Le maître d’école lui raconta ses affaires avec Mme Rousserand. Il parla de la crainte qui le poursuivait au sujet du billet de mille francs dont il s’était chargé pour les Brodard. Enfin il demanda la permission d’écrire à M. de Saint-Cyrgue. A ce nom, le suppléant tressaillit, M. de Saint-Cyrgue ! Un va-nu-pieds de lettres était en relations avec cet archi millionnaire qui, d’un mot, aurait pu le faire nommer président de chambre, car l’original gentilhomme avait dans sa manche tous les ministres affamés de la République. Le plus enducaillé de tous lui devait une somme énorme. Cela était notoire. Il devait y avoir dans les relations de M. de Saint-Cyrgue et du balayeur un dessous de cartes, impossible à deviner. Il y a des gens qui voient des mystères partout. Surtout ceux dont la profession est d’en découvrir. Le juge changea de ton et accorda au prévenu la permission d’écrire. Il poussa même l’amabilité jusqu’à lui envoyer tout ce qui était nécessaire pour user de cette permission, papier glacé, enveloppes timbrées, encre de la petite vertu, plumes et crayons, et enfin un buvard. Léon-Paul put donc écrire à son aise à M. de Saint-Cyrgue et à Mme Rousserand. Mais seule la lettre adressée au millionnaire parvint à son adresse ; le suppléant sachant que M. A… prenait un vif intérêt à l’affaire Rousserand et soupçonnant une relation quelconque entre l’arrestation du balayeur et cette affaire, n’osa pas prendre sur lui de laisser instruire Agathe de ce qui se passait. Quant à la missive où l’adroit balayeur avait eu l’art de faire l’éloge du magistrat instructeur, elle sembla ne pouvoir être mieux qu’entre les mains de son destinataire. Pour ce qui était relatif aux Brodard, il fallait voir ; M. le juge suppléant aviserait son supérieur et dégagerait ainsi sa responsabilité.