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LA MISÈRE

397 La réponse de M. de Saint-Cyrgue ne se fit pas attendre. Malheureusement il était malade et ne pouvait rendre visite aux juges. Mais, immédiatement, il avait écrit au ministre de la justice pour obtenir la mise en liberté provisoire du prévenu. Ce dont il l’informait. Le millionnaire espérait, disait-il, qu’ayant été un des meilleurs clients du garde des sceaux, au temps où celui-ci était simple avocat, il ne lui refuserait pas, maintenant qu’il était au pouvoir, une faveur si facile à accorder. Sous cette singulière République aristo-bourgeoise, le bon-plaisir fleurissait comme aux plus mauvais temps des plus mauvaises monarchies. On arrêtait les gens sans qu’ils sussent pourquoi, on les relâchait de même. Le maître d’école attendit avec confiance le résultat des promesses de M. de Saint-Cyrgue. Et, le lendemain matin, quand on vint l’avertir qu’il était libre sous caution, il était frais et dispos ayant passé une nuit calme dans l’attente de sa liberté. Il y avait bien le billet de mille qui aurait pu l’empêcher de dormir. Mais, baste ! à quoi bon de vains tourments ? On remit à Léon-Paul une lettre. Elle était de M. de Saint-Cyrgue. Il l’invitait à venir le voir dans la matinée, aussitôt qu’il le pourrait. Le maître d’école demanda s’il n’avait pas été déposé au greffe un billet de mille francs qu’on avait dû trouver sur les liasses de papiers saisis chez lui. Il était encore trop matin, le greffier en chef n’était pas là. Le commis qui le remplaçait regarda le balayeur par-dessus ses lunettes, eut un haussement d’ironique pitié et répondit : Allons donc, farceur, mille francs et vous n’avez jamais passé par la même porte. Les agents de police ne prennent chez les vauriens que ce qui s’y trouve. Léon-Paul, comme indifférent à la grossièreté de l’employé, insista : Je vous prie de regarder, de chercher. — De regarder où ? — Mais dans le registre des consignations, il doit y être question de ce billet. Le plumitif se baissa d’un air narquois et se mit à feuilleter nonchalamment, disant : — Eh ! attendez donc, on va vous trouver ça tout de suite. Mais arrivé au numéro d’ordre de Léon-Paul, ses yeux s’arrondirent et se clouèrent sur un petit groupe de chiffres. Comment s’écria-t-il, c’est pour vous qu’on a versé hier vingt mille francs de cautionnement ? Du diable si… excusez, monsieur, je vois ce que c’est… Arrestation politique, n’est ce pas ? je vous prenais pour un autre, mille pardons… c’est qu’aussi ce déguisement… Un homme qui offrait vingt mille francs de surface n’était, ne pouvait plus être un vulgaire coquin, et l’employé qui n’avait pas la plus haute confiance dans la durée de l’ordre moral, se sentait plein d’égards pour un homme qui pouvait un jour être quelque chose. Il répétait : mille et mille pardons. Vous êtes tout pardonné, dit Léon-Paul riant malgré lui de se voir tout à coup devenu si respectable et partant si respecté ! Vous êtes tout pardonné.