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LA MISÈRE

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Assis sur un tronc d’arbre au bord du canal Saint-Martin, avec beaucoup d’espace autour de lui, frissonnant dans ses minces habits de toile, Auguste était lamentable à voir. Maintenant, il se sentait hors le droit commun. Chacun pouvait l’arrêter, le signaler, le livrer à la justice. Il était un malfaiteur. Cela se voyait, il y avait du sang sur ses manches. Quand il s’en aperçut, il quitta sa blouse et la jeta dans l’eau qui coulait lentement à ses pieds. Mais voilà que sa chemise était aussi tachée de larges plaques rouges ! horreur ! cela allait jusque sur sa peau et lui marquait les bras. Un instant, il eut la pensée de suivre sa blouse au fond du canal et d’en finir, ce sang le brûlait. L’eau le laverait. Mais non, rien n’efface le meurtre. Son mal était là, dans cette pensée terrible : les morts ne reviennent pas. D’ailleurs à quoi bon essayer de se noyer ? il savait nager. Qu’allait-il devenir, il lui faudrait se cacher toujours, ou bien se livrer luimême à la justice. Dans le premier cas, où trouverait-il de quoi soutenir sa misérable existence ? Dans le second, il serait obligé de dire pourquoi il avait tué M. Rousserand, et alors, tous les journaux raconteraient la honte d’Angèle et son père le saurait, car, à Nouméa, les déportés lisaient le Moniteur. Perdu de douleur au milieu de toutes les impossibilités et les horreurs de sa position, Auguste résolut de chercher dans la mort un asile contre la prison, et ce qui pouvait s’ensuivre. Il détacha sa cravate, l’examina avec soin, la tordit pour lui donner plus de solidité, la passa au-dessus d’une grosse branche et la tenant par les deux bouts, s’y suspendit afin de s’assurer qu’elle pouvait supporter le poids de son corps. Il répéta plusieurs fois cet exercice. La cravate tint bon ; alors, sûr de son affaire, il se rassit sur le tronc d’arbre, et se mit à considérer la nature qui l’entourait. Comme il arrive souvent au mois de mars, où la température est changeante comme une femme capricieuse, le temps s’était subitement radouci, et, des hauteurs d’un ciel bleuâtre, le soleil inondait la campagne d’une lumière chaude et colorée. Les pousses des arbres qui s’allongeaient sur le chemin de halage commençaient à bourgeonner ; du grand talus au-dessus duquel il se trouvait, montaient des odeurs de violettes et, tout au loin, là-bas à l’horizon, verdoyait en teintes pâles la forêt de Bondy, tandis que les blés, étendus en tapis de gazon, couvraient la plaine de toutes les nuances de l’émeraude. En contemplant ces choses, Auguste pensait : voici venir le printemps et je ne le verrai pas ; je n’entendrai plus babiller mes petites sœurs comme des oiseaux ; pendant que les lilas fleuriront, je pourrirai lentement sous la terre, et ma mère, dans sa profonde détresse, m’appellera, et je ne l’entendrai point. Je vivrai moins que ces brins d’herbe !… Pourquoi ? Parce que je suis un meurtrier. J’ai tué un homme. J’ai obéi à ma colère. Ma colère était juste, mais il est juste aussi que je meure puisque tout m’abandonne. Je vais donc mourir. Et après ?… Après, il y avait le cercueil, les vers et tout ce qu’une imagination de seize ans, surexcitée par tant d’émotions, pouvait évoquer d’images cruelles. – Après ! répéta Auguste, poursuivant son terrible monologue, après, je ne