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LA MISÈRE

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triomphe toujours, allait chaque jour à la ville acheter le journal ; elle s’attendait à y voir la nouvelle maison de protection pour les jeunes filles pauvres soumise au moins à une sorte de surveillance qui garantirait la sécurité des enfants. Quel fut son étonnement en lisant le jugement qui frappait son mari, ses enfants et Claire ! Les deux petites Anglaises la virent rentrer au Kaer de Rouen et se coucher de suite comme un chien assommé. A force de caresses les pauvres petites orphelines en obtinrent la vérité, toutes trois pleurèrent longuement. Le lendemain elle reçut une lettre de son mari : << Ma chère femme, lui disait-il, je crois rêver quand je songe à notre condam. nation. Pourtant ne te désole pas puisque nous ne sommes pas coupables. « Nous allons demander à partir pour la nouvelle Calédonie. Viens nous rejoindre avec les deux enfants : mieux vaut le bagne ensemble que la séparation. «  Nous t’embrassons tous, « Ton mari, DAREK. » > Cette lettre ouvrit à la pauvre femme un horizon nouveau. Jusqu’au départ des condamnés elle s’occupa des préparatifs du départ, fit sécher des graines, raccommoda le linge, s’occupa de mille détails qui lui faisaient trouver le temps moins long. Lourde est la vie pour les pauvres gens ; ils la traînent longtemps avant d’en être délivrés. Le Kaer de Rouen était devenu lugubre ; les trois femmes étaient silencieuses : on n’y entendait d’autre voix que celle du vieux chien qui hurlait, marchant constamment derrière sa maîtresse ou couché sur ses pieds comme s’il craignait de la perdre. Pauvre bête, pensait la femme de Darek, faudra-t-il t’abandonner ? Un soir il cessa de pousser ses hurlements plaintifs et s’étendit devant la pierre du foyer et, les yeux fixés sur sa maîtresse, il expira. Avait-il deviné qu’on allait partir, ou l’aubergiste, de plus en plus persuadé qu’il se passait au Val des Chênes des choses surnaturelles, avait-il voulu à l’aide d’une boulette faire cesser les hurlements de mauvais présage qu’il entendait chaque nuit au Kaer de Rouen. CXVII COMME UNE FAMILLE S’EN VA Lorsque le bruit des crimes du faux Brodard parvint au véritable, il avait réfléchi tout un jour seul dans la campagne. Il avait un devoir à accomplir, il s’agissait, non pas de lui Brodard, qui se savait innocent, mais de la déportation dont il était un membre, il s’agissait de l’homme du peuple.