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LA MISÈRE

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Malheureusement, on ne pouvait empêcher que la justice n’eût été satisfaite ; il n’y avait pas moyen de recoller la tête de Brodard ! Ce n’était pas la première fois que cela arrivait, ce n’était pas non plus la dernière. M. X…, devenu de plus en plus gâteux, n’avait plus à instruire l’affaire ; elle se déroulait naturellement. Dirigée par le jeune Félix que nous connnaissons, il y aurait réhabilitation, disait-on. On ignore généralement que la réhabilitation, en France, n’implique pas la déclaration que le condamné reconnu innocent a injustement subi sa peine. C’est simplement un acte d’indulgence faisant cesser les inculpations qui pourraient résulter pour l’avenir de condamnation reconnue injuste. Ces inculpations ne pouvaient avoir lieu puisque Brodard n’existait plus. Son fils étant mort, sa belle-fille à l’hospice de la prison, à demi hébétée, Angèle emprisonnée de nouveau comme infraction à la police des mœurs puisqu’elle ne s’était pas présentée depuis plus d’un an ; ses amis sous le poids de condamnations diverses, nul ne s’en plaignait. Onn’oubliait pas cependant que les faits allégués par Brodard étant vrais, Clara Busoni mariée sous un faux nom avait une peine à encourir outre la nullité du mariage. En outre, le procès de Lesorne ne touchait pas aux verdicts prononcés contre les calomniateurs de Notre-Dame-de-la-Bonne-Garde. Pourtant, le prince et la princesse Mathias ne jugèrent pas prudent de faire un long séjour à la nouvelle maison ; pour eux, le vent soufflait en tempête. C’était vraiment dommage pour le prince qui avait déjà remarqué deux ou trois jeunes filles fort jolies, qu’il voulait protéger d’une façon toute particulière. Comme il suivait d’un œil de regret la récréation, où se développaient les grâces un peu timides des fillettes, il entendit une des plus jolies faire cette remarque à une compagne : P Le prince Mathias ! Je le reconnais bien, c’est lui qui est entré chez M. Trompe-l’œil le matin de l’assassinat, je l’ai vu ! Une sueur froide couvrit le misérable : c’était la petite fille de la rue de la Chance-Midi ! il n’en demanda pas davantage, le départ fut fixé pour le lendemain. Londres ne leur paraissant pas sûr, ils se demandaient avec inquiétude où ils allaient aller. L’abbé Hubert les tira d’embarras, en envoyant au prince et à la princesse, en termes très respectueux, une invitation pressante pour aller le trou ver à Rome même, afin de recevoir pour prix de leurs bonnes œuvres la bénédiction papale accompagnée d’autres distinctions. Personne, ils le supposaient, ne les tourmenterait à Rome ; ils partirent, heureux du hasard qui ne les abandonnait pas. L’abbé Hubert les reçut avec une joie plus grande encore que la leur : désormais, l’Église allait être délivrée d’un grand danger dans leur personne n’entendit plus parler désormais de ces deux pieux personnages. on Lesorne, après un jugement insignifiant, fut condamné aux travaux forcés à perpétuité : on était si las de tous ces Brodard et de tous ces Lesorne qu’on avait peur d’en voir encore d’autres sortir de terre ; cela faisait l’effet d’une fumisterie.