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COMME JADIS…

Pendant toute la visite, je sentis sur mon front la petite croix tracée par le pouce tiède. Blottie à un angle de la salle qui nous tenait lieu de salon, de salle à manger et de cuisine, pièce mal éclairée par deux petits châssis carrés, je ne perdais pas un des gestes de la main brune qui plaçait et déplaçait le grand crucifix de bois suspendu par un lien noir au cou du Père. Sa voix à l’accent étrange vibrait à mes oreilles comme une musique inconnue. Je ne savais pas alors qu’il y avait une autre France, peuplée par d’autres Français qui donnaient aux mêmes mots que les nôtres une chanson différente. Le Père venait de cette France-là.

Pour la première fois, je voyais mon père s’animer, sourire, devenir tellement différent qu’il me semblait étranger, lointain comme un personnage de rêve. Chacun des détails de cette visite, qui devait transformer notre vie est resté gravé dans mon esprit. Quelque chose de grave m’enveloppait. La petite croix sur mon front devenait chaude, chaude, presque brûlante. Quand le missionnaire fut parti, mon père reprit son visage grave ; pourtant, ce n’était plus la même chose. Je savais qu’un grand changement était survenu dans notre vie.

Peu de temps après, peut-être une semaine ou deux plus tard, le missionnaire revint. Mon père eut à mon adresse ce petit geste du menton que je connaissais. Je ne devais pas assister à l’entretien.