Page:Michelet - La Pologne martyr, Dentu, 1863.djvu/122

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eaux-de-vie, sont loin de le préparer à l’émancipation.

L’observation de Karamzine est juste. Seulement. il s’arrête à un signe extérieur ; il fallait entrer plus avant, chercher ce que veut dire ce signe. Si le Russe se plonge, se perd dans l’eau-de-vie, s’il achète un moment d’oubli au prix d’une dégradation durable et d’un abaissement progressif dans la race elle-même, c’est qu’il a achevé de perdre ce qui, jadis, eût soutenu son âme.

Les Russes distingués que je connais, généreux, spirituels, sont tellement cultivés, ils ont tant vécu de la vie et des livres de l’Occident, qu’ils paraissent avoir très peu le sentiment de leur peuple. Ce sont des Français, et brillants, mais nullement des Russes. Je ne vois pas en eux la profondeur naïve qu’il faudrait posséder pour suivre et bien comprendre la décadence et la mort morale de cette population infortunée.

En trois siècles, les plus brillants du monde, où l’invention a tout au moins doublé le patrimoine scientifique du genre humain, seule, la Russie n’a rien donné. Elle est restée muette dans ce grand concert des nations.

Triste signe, quoi qu’on dise. On cite les Romains, " qui ne savaient que combattre et gouverner. " On se trompe. Les Romains ont couvert le monde de monuments utiles ; ils l’ont doté de ce vaste système de lois que nous suivons encore. Ils vivent par leurs œuvres. Mais que la Russie disparaisse, quel monument restera d’elle ?