Page:Michelet - La Pologne martyr, Dentu, 1863.djvu/42

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héroïques élans du cœur pour aimer qui nous fit souffrir !

Nous avons eu sous les yeux un miracle en ce genre, un fait inouï, prodigieux… et la sueur me vient d’y penser… Le Collège de France a été témoin de cette chose ; sa chaire en reste sainte. Je parle du jour où nous vîmes, où nous entendîmes le grand poète de la Pologne, son illustre représentant par le génie et le cœur, consommer, par-devant la France, l’immolation des plus justes haines, et prononcer sur la Russie des paroles fraternelles.

Les Russes qui étaient là furent foudroyés. Ils attachaient les yeux à la terre.

Pour nous autres Français, ébranlés jusqu’au fond de l’âme, à peine osions-nous regarder l’infortuné auditoire polonais, assis près de nous sur ces bancs. Quelle douleur, quelle misère manquait dans cette foule ? Ah ! pas une. Le mal du monde était là au complet. Exilés, proscrits, condamnés, vieillards brisés par l’âge, ruines vivantes des vieux temps, des batailles ; pauvres femmes âgées sous les habits du peuple, princesses hier, ouvrières aujourd’hui ; tout perdu, rang, fortune, le sang, la vie ; leurs maris, leurs enfants, enterrés aux champs de bataille, aux mines de Sibérie ! Leur vue perçait le cœur !… Quelle force fallait-il, quel sacrifice énorme et quel déchirement pour leur parler ainsi, arracher d’eux l’oubli et la clémence, leur ôter ce qui leur restait, et leur dernier trésor, la haine… Ah ! pour risquer ainsi de les blesser encore,