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cour, si peu religieuse en ce siècle, avait fait de la Bastille le domicile des libres esprits, la prison de la pensée. Moins remplie sous Louis XVI, elle avait été plus dure (la promenade fut ôtée aux prisonniers), plus dure et non moins injuste : on rougit pour la France d’être obligé de dire que le crime d’un des prisonniers était d’avoir donné un secret utile à notre marine ! On craignit qu’il ne le portât ailleurs.

Le monde entier connaissait, haïssait la Bastille. Bastille, tyrannie, étaient, dans toutes les langues, deux mots synonymes. Toutes les nations, à la nouvelle de sa ruine, se crurent délivrées.

En Russie, dans cet empire du mystère et du silence, cette Bastille monstrueuse entre l’Europe et l’Asie, la nouvelle arrivait à peine que vous auriez vu des hommes de toutes nations crier, pleurer sur les places ; ils se jetaient dans les bras l’un de l’autre, en se disant la nouvelle : « Comment ne pas pleurer de joie ? La Bastille est prise[1]. »

Le matin même du grand jour, le peuple n’avait pas d’armes encore.

La poudre qu’il avait prise la veille à l’Arsenal et mise à l’Hôtel de Ville lui fut lentement distribuée pendant la nuit par trois hommes seulement. La distribution ayant cessé un moment, vers deux heures, la foule, désespérée, enfonça les portes du magasin

  1. Le fait est rapporté par un témoin peu suspect, le comte de Ségur, ambassadeur en Russie, qui ne partageait nullement cet enthousiasme : « Cette folie, que j’ai peine encore à croire en la racontant », etc. (Ségur, Mémoires, III, 508.)