la cour, et que son dépit la jeta dans la Révolution. Rien de plus loin d’un tel caractère.
Ce qui est moins invraisemblable, c’est ce qu’on a dit aussi : qu’avant d’épouser Condorcet, elle lui aurait déclaré qu’elle n’avait point le cœur libre ; elle aimait et sans espoir. Le sage accueillit cet aveu avec une bonté paternelle ; il le respecta. Deux ans entiers, selon la même tradition, ils vécurent comme deux esprits. Ce ne fut qu’en 1789, au beau moment de juillet, que Mme de Condorcet vit tout ce qu’il y avait de passion dans cet homme froid en apparence ; elle commença d’aimer le grand citoyen, l’âme tendre et profonde, qui couvait, comme son propre bonheur, l’espoir du bonheur de l’espèce humaine. Elle le trouva jeune, de l’éternelle jeunesse de cette grande idée, de ce beau désir. L’unique enfant qu’ils aient eu naquit neuf mois après la prise de la Bastille, en avril 1790.
Condorcet, alors âgé de quarante-neuf ans, se retrouvait jeune, en effet, de ces grands événements ; il commençait une vie nouvelle, la troisième. Il avait eu celle du mathématicien avec d’Alembert, la vie critique avec Voltaire. Et maintenant il s’embarquait sur l’océan de la vie politique. Il avait rêvé le progrès ; aujourd’hui il allait le faire ou du moins s’y dévouer. Toute sa vie avait
cordes sensibles. Dans une si grande réserve néanmoins, on ne distingue pas toujours, parmi les allusions, ce qui est des premiers chagrins de la jeune fille ou des regrets de la veuve. Est-ce à Condorcet, est-ce à Cabanis que s’adresse ce passage délicat, ému, qui allait être éloquent ? Mais elle s’arrête à temps : « Le réparateur et le guide de notre bonheur… »