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hommes différents, des Barras, des Carnot. Puis, le succès faisait le reste, il éblouit même ses instruments, les hommes héroïques qui faisaient ce succès. Ils s’admirèrent et s’adorèrent en lui. Les grands acteurs de cette époque, guerriers ou politiques, n’ont point écrit, ou ils ont laissé leurs écrits à des mains intéressées à en ajourner la publication (Victor, Barras, La Révellière-Lepeaux, Real et Talleyrand, etc.).

Bonaparte a eu l’insigne avantage d’écrire et de parler, de son rocher de Sainte-Hélène, à l’Europe attentive, avec une incroyable autorité et l’intérêt tragique de ses malheurs. Il s’est glorifié et a calom-

    tragi-comédie (tragediante-comediante), comme l’a nommé Mario Proth, dans son spirituel écrit ; un Jupiter-Scapin, a dit M. de Pradt. L’histoire ne fera jamais rien, si elle ne perd le respect, si, comme dans le vieux poème, elle n’imite Renaud de Montauban, qui prend un tison noir pour faire la barbe à Charlemagne. Le sacrilège, la raillerie des faux dieux est le premier devoir de l’historien, son indispensable instrument pour rétablir la vérité. Mais il faut que la moquerie soit l’expression d’un mépris sérieux, profond, solidement fondé. — Pour moi, je n’ai rien épargné pour donner à mon jugement ce caractère. Le temps d’abord ; toute ma vie j’ai rêvé, j’ai mûri ce livre. L’Europe, je puis le dire, y a contribué par le secours que mes amis, de toute nation, m’ont donné. Grâce à leur empressement, j’ai pu travailler partout. Les bibliothécaires d’une foule de villes m’ont si obligeamment aidé, que partout j’ai pu me croire chez moi. À Florence et Pise, à Toulon, à Lausanne, Vevey, Genève, j’ai eu de précieux secours, et l’on m’en envoyait même de Pesth. À Genève, un regrettable ami que j’ai perdu, le savant helléniste Bétant, consul de Grèce, prenait mille soins pour m’envoyer les livres. J’en dis autant de M. Vulliemin, l’éminent historien de Lausanne. Chose inattendue, c’est de cette ville, de sa bibliothèque hospitalière que me sont venus les éléments de mon travail sur la Corse qui m’a coûté tout un été. Ces livres avaient été légués et mis là par les grands patriotes vaudois, MM. de La Harpe, si amis de la France, qui voulaient être les Paoli, les libérateurs de leur pays. On peut juger de mon étonnement, en recevant ce secours inattendu de ces illustres citoyens qui m’avaient préparé cela, et travaillé pour moi, en quelque sorte. Je le méritais bien par ma reconnaissance et mes sentiments fraternels.