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Rossini. » Un grand génie, certes, et le vrai, celui-là ; car, créateur et puissant par lui-même, il n’imitait personne. En effet, je ne l’ai pas connu à Vienne ; mais voici par suite de quelles circonstances je le vis plus tard à Paris, où il s’arrêta quelques jours avant de partir pour l’Angleterre. Dès son arrivée, il fit les visites d’usage aux musiciens les plus en vue : Cherubini, Hérold, Boiëldieu. Il se présenta également chez moi. N’ayant pas été prévenu de sa visite, je dois convenir qu’en voyant inopinément devant moi ce compositeur génial, j’éprouvai une émotion qui n’était pas loin de ressembler à celle que je ressentis lorsque précédemment, je me trouvai en présence de Beethoven. Très pale, haletant d’avoir monté mon escalier (car il était déjà fort malade), le pauvre garçon aussitôt qu’il me vit, crut devoir m’avouer — avec un embarras que sa difficulté à trouver les mots français augmentait encore — qu’il avait été très dur pour moi dans ses articles de critique musicale… mais… » Je ne le laissai pas achever… « Voyons, lui dis-je, ne parlons pas de cela ; d’abord, ajoutai-je, ces articles, je ne les ai point lus, — je ne connais pas l’allemand… Les seuls mots de votre diabolique de langue pour un Italien, qu’il m’a été possible de retenir et de prononcer après une application héroïque, ce sont ich bin zufrieden. J’en étais fier, et à Vienne, je m’en servais indistinctement dans toutes les occasions, solennelles ou privées, — solennelles surtout. Cela me valut auprès de la population viennoise, qui passe pour être la plus aimable de tous les États allemands, et surtout auprès des belles Viennoises, une réputation d’urbanité achevée ; ich bin zufrieden. » Ces propos firent sourire Weber ; ce qui lui donna plus d’assurance et le mit aussitôt à l’aise[1].

  1. Voici, à ce sujet, une très amusante aventure que je laisse raconter à Rossini lui-même :

    « Lors d’une de mes promenades dans les rues de Vienne, je fus témoin d’une rixe entre deux Bohémiens, dont l’un, après avoir reçu un violent coup de poignard, s’affaissa sur le trottoir.

    » Aussitôt, rassemblement d’une foule énorme d’où j’allais m’esquiver, lorsque je fus abordé par un agent de police qui, très agité, me dit quelques mots en allemand que je ne comprenais pas.

    » Je lui répondis très poliment : ich bin zufrieden ; ahuri d’abord, il prit une tierce plus haut et entama une série d’interpellations