Page:Michotte - La Visite de R. Wagner à Rossini, 1906.djvu/43

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
— 39 —

exclusive du canevas textuel que vous aviez sous les yeux. Un librettiste, quelle que soit son habileté, ne saurait — surtout dans les scènes qui se compliquent d’ensembles — concevoir l’ordonnance qui convient au compositeur, pour réaliser la fresque musicale, telle que son imagination la lui suggère. »


Rossini. « Vous dites vrai. Cette scène en effet, fut d’après mes indications profondément modifiée et non sans peine. J’ai composé Guillaume Tell à la campagne de mon ami Aguado, où je passais l’été. Là, je n’avais pas sous la main mes librettistes. Ce furent Armand Marrast et Crémieux (entre parenthèse, deux futurs conspirateurs contre le gouvernement de Louis-Philippe) qui se trouvant également en villégiature chez Aguado, me vinrent en aide, dans les transformations du texte et de la versification qui m’étaient nécessaires, pour ourdir comme il le fallait, le plan de mes conspirateurs à moi, contre Gessler.»


Wagner. « Voilà donc un aveu implicite, maestro, qui contient déjà en partie la confirmation de ce que je viens de dire ; il suffit de donner au principe plus d’extension, pour établir, que mes idées ne sont pas aussi contradictoires, ni aussi impossibles à réaliser qu’elles pourraient le paraître de prime abord.

» J’affirme qu’il est logiquement inévitable que, par une évolution toute naturelle, lente peut-être, — naîtra, non pas cette musique de l’avenir que l’on s’obstine à m’attribuer la prétention de vouloir engendrer tout seul, mais l’avenir du drame musical, auquel le mouvement général prendra part et d’où surgira une orientation aussi féconde que nouvelle dans le concept des compositeurs, des chanteurs et du public. »


Rossini. « C’est en somme, un bouleversement radical ! Et croyez-vous que les chanteurs, — pour parler d’abord de ceux-ci — habitués à la mise en évidence de leur talent parla virtuosité, laquelle serait remplacée — si je devine bien — par une sorte de mélopée déclamatoire, croyez-vous que le public habitué, disons le mot, au vieux jeu, finiront par se soumettre à des transformations aussi destructives de tout le passé ? J’en doute fort. »