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prestige que confère la célébrité. Son nom, quoique déjà répandu en Allemagne à la suite des représentations de Tannhäuser et de Lohengrin sur divers théâtres, avait — il est vrai — acquis de la notoriété à Paris ; mais c’était le polémiste plutôt que le musicien qui était visé, dans les nombreux articles généralement hostiles que la Presse multipliait contre lui. D’où il résulte qu’aux yeux de Rossini, — qui ne connaissait rien de la musique de Wagner — celui-ci en somme, occupant alors comme personnalité une situation bien inférieure à celle d’un Gounod, d’un Félicien David, représentait peut-être tout au plus le type d’un Tudesque, se grisant aux suggestions d’un esprit exalté, plus discoureur que musicien, trop radical dans ses utopies rénovatrices pour que l’on put sérieusement croire à la possibilité de leur réalisation. Aussi Rossini écoutait-il d’abord Wagner, plutôt avec l’apparence d’une curiosité poliequ’avee les marques d’un intérêt vivement concentré. Durant le cours de la conversation, cette impression se modifia et Rossini, dont la perspicacité était notoire, ne tarda pas à s’apercevoir que ce Tudesque était un cerveau.

D’ailleurs cette rencontre entre ces deux hommes de génie, dont l’un saturé de renommée survivait depuis trente ans à la plus brillante des carrières ; dont l’autre à la veille d’une gloire incomparable, n’avait pas encore révélé à ses contemporains tout ce que ses facultés titanesques recelaient ; cette entrevue fut ce qu’elle devait être : courtoise et simple du côté de Rossini, digne et pleine de déférence du côté de Wagner.

Celui-ci, en se présentant devant le maître de Pesaro, ne s’était fait aucune illusion, cela va sans dire, sur l’accueil que recevrait l’exposé de ses théories. Il ne s’attendait pas même à ce que Rossini eût mis tant d’urbanité à prolonger la conversation ; et le cri d’alarme : mais c’est l’oraison funèbre de la mélodie que vous prononcez là, ne le surprit nullement. C’était le cri du cœur, il ne pouvait pas ne pas l’avoir prévu. Aussi n’était-ce pas dans l’intention d’être compris, que Wagner avait désiré cette entrevue ; mais surtout dans l’espoir de pouvoir étudier psychologiquement de près, ce musicien étrange, doué à miracle, lequel après une ascension si étonnamment rapide dans le développement de ses facultés créatrices d’où surgit