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En descendant l’escalier, Wagner me dit : « J’avoue que je ne m’attendais pas à trouver en Rossini, l’homme tel qu’il m’est apparu. Il est simple, naturel, sérieux et se montre apte à s’intéresser à tous les points qui ont été touchés durant ce court entretien. Je ne pouvais pas exposer en quelques mots, toutes les idées que je développe dans mes écrits, concernant le concept que je me suis formé de l’évolution nécessaire du drame lyrique vers d’autres destinées. J’ai dû me restreindre à quelques vues générales, ne m’appuyant que sur des détails pratiques dont il pouvait immédiatement saisir la portée. Mais telles quelles, il fallait s’attendre à ce que mes déclarations lui parussent excessives, étant donné l’esprit systématique qui prévalut au temps où il fit sa carrière et dont nécessairement il reste encore pénétré aujourd’hui. Comme Mozart, il possédait au plus haut degré le don de l’invention mélodique. Il était en outre merveilleusement secondé par son instinct de la scène et de l’expression dramatique. Que n’eût-il pas produit s’il avait reçu une éducation musicale forte et complète ? surtout, si moins Italien et moins sceptique, il avait senti en lui la religion de son art ? nul doute qu’il eût pris une envolée, qui l’eût mené aux plus hautes cimes. En un mot, c’est un génie qui s’est égaré faute d’avoir été bien préparé et d’avoir rencontré le milieu pour lequel ses hautes facultés créatrices l’avaient désigné. Mais je dois le constater : de tous les musiciens que j’ai rencontrés à Paris, c’est le seul vraiment grand. »

Je me séparai de Wagner, et rentrant aussitôt chez moi, je me hâtai de mettre en ordre les notes que j’avais prises pendant l’entretien de ces deux hommes célèbres.

Je me fis alors cette réflexion : que Rossini, qui nous avait entretenus avec tant d’émotion de sa visite à Beethoven en exprimant toute l’admiration qu’il ressentait pour ce génie colossal, était loin de se douter que c’était un colosse de même trempe qu’il avait eu devant lui.

Wagner, ne l’oublions pas, n’avait pas encore conquis le